Théophile Gautier

La Comédie de la Mort, 1838


À un jeune Tribun


 
Ami, vous avez beau, dans votre austérité,
N’estimer chaque objet que par l’utilité,
Demander tout d’abord à quoi tendent les choses
Et les analyser dans leurs fins et leurs causes ;
Vous avez beau vouloir vers ce pôle commun
Comme l’aiguille au nord faire tourner chacun ;
Il est dans la nature, il est de belles choses,
Des rossignols oisifs, de paresseuses roses,
Des poètes rêveurs et des musiciens
Qui s’inquiètent peu d’être bons citoyens,
Qui vivent au hasard, et n’ont d’autre maxime,
Sinon que tout est bien, pourvu qu’on ait la rime,
Et que les oiseaux bleus, penchant leurs cols pensifs,
Écoutent le récit de leurs amours naïfs.
Il est de ces esprits qu’une façon de phrase,
Un certain choix de mots tient un jour en extase,
Qui s’enivrent de vers comme d’autres de vin
Et qui ne trouvent pas que l’art soit creux et vain.
D’autres seront épris de la beauté du monde
Et du rayonnement de la lumière blonde ;
Ils resteront des mois assis devant des fleurs,
Tâchant de s’imprégner de leurs vives couleurs ;
Un air de tête heureux, une forme de jambe,
Un reflet qui miroite, une flamme qui flambe,
Il ne leur faut pas plus pour les faire contents.
Qu’importent à ceux-là les affaires du temps
Et le grave souci des choses politiques ?
Quand ils ont vu quels plis font vos blanches tuniques,
Et comment sont coupés vos cheveux blonds ou bruns,
Que leur font vos discours, magnanimes tribuns ?
Vos discours sont très beaux, mais j’aime mieux des roses.
Les antiques Vénus, aux gracieuses poses,
Que l’on voit, étalant leur sainte nudité,
Réaliser en marbre un rêve de beauté,
Ont plus fait, à mon sens, pour le bonheur du monde,
Que tous ces vains travaux où votre orgueil se fonde ;
Restez assis plutôt que de perdre vos pas.
Le lys ne file pas et ne travaille pas ;
Il lui suffit d’avoir la blancheur éclatante,
Il jette son parfum et cela le contente ;
Dans sa coupe il réserve aux voyageurs du ciel
Une perle de pluie, une goutte de miel,
Et la sylphide, au bal d’Oberon invitée,
Se taille dans sa feuille une robe argentée.
Qui de vous osera lui dire : « Paresseux ! »
Parce qu’il ne fait pas de chemises pour ceux
Qui, grelottant de froid et les chairs toutes rouges,
Se cachent en hiver sous la paille des bouges,
Et qu’il ne pétrit pas de ses doigts blancs du pain
À tous les malheureux qui vont criant la faim ?
Qui donc dira cela, que toute chose belle,
Femme, musique ou fleur, ne porte pas en elle
Et son enseignement et sa moralité ?
Comment pourrons-nous croire à la divinité
Si nous n’écoutons pas le rossignol qui chante,
Si nous n’en voyons pas une preuve touchante
Dans la suave odeur qu’envoie au ciel, le soir,
La fleur de la vallée avec son encensoir ?
Qui douterait de Dieu devant de belles femmes ?
Ah ! veillons sur nos cœurs et fermons bien nos âmes,
Laissons tourner le monde et les choses aller ;
Sans que nous la poussions, la terre peut rouler,
Et nous pouvons fort bien retirer notre épaule,
Sans faire choir le ciel et déranger le pôle.
Se croire le pivot de la création
Est une erreur commune à toute ambition ;
L’on est persuadé qu’on est indispensable,
Et l’on ne pèse pas le poids d’un grain de sable
Aux balances d’airain des grands événements.
L’on tombe chaque jour en des étonnements
À voir quel peu d’écume au torrent de l’abîme
Fait un homme jeté de la plus haute cime,
Et comme en peu de temps pour grand qu’il ait passé,
Par le premier qui vient on le voit remplacé.
Nos agitations ne laissent pas de trace :
C’est la bulle sur l’eau qui crève et qui s’efface ;
En vain l’on se raidit. Toujours d’un flot égal,
Le fleuve à travers tout court au gouffre fatal,
Et dans l’éternité mystérieuse et noire
Entraîne ce gravier que l’on nomme l’histoire.
Quand votre nom serait creusé dans le rocher,
L’intarissable flot qui semble le lécher,
Ainsi qu’un chien soumis qui veut flatter son maître,
De sa langue d’azur le fera disparaître,
Et, si profondément qu’ait fouillé le ciseau,
Le rocher à coup sûr durera moins que l’eau.
Et vous, mon jeune ami, tête sereine et blonde,
À la fleur de vos ans, pourquoi tenter une onde
Qui jamais n’a rendu le vaisseau confié ?
Où retrouverez-vous le temps sacrifié,
Et ce qu’a de votre âme emporté sur son aile
Des révolutions la tempête éternelle ?
Pourquoi, tout en sueur, sous le soleil de plomb,
Le siroco soufflant, suivre un chemin si long,
Et traverser à pied ce grand désert de prose,
Quand le ciel est d’un bleu d’outremer, quand la rose
Offre candidement sa bouche à vos baisers,
À l’âge où les bonheurs sont tellement aisés,
Que c’en est un déjà d’être au monde et de vivre ?
De ses parfums ambrés le printemps vous enivre,
La fleur aux doux yeux bleus vous lorgne avec amour,
Les oiseaux de leurs nids vous donnent le bonjour,
Et la fée amoureuse, afin de vous séduire,
Se baigne devant vous dans la source, et fait luire
À travers les roseaux, sous le flot argentin,
Son épaule de nacre et son dos de satin.
Mais, sourd à tout cela comme un anachorète,
Vous foulez sans pitié la pauvre violette ;
La fée en soupirant rattache ses cheveux,
Rouge d’avoir pour rien fait les premiers aveux,
Et reprend tristement ses habits sur les branches.
Si vous aviez voulu, quatre licornes blanches
Au pays d’Avalon vous auraient emporté ;
Dans les tourelles d’or d’un palais enchanté
Vous auriez pu passer votre vie en doux rêves :
Mais non ; sur les cailloux, sur le sable des grèves,
Sur les éclats de verre et les tessons cassés,
À travers les débris des trônes renversés,
Vous avez préféré, faussant votre nature,
Pieds nus et dans la nuit, marcher à l’aventure ;
Vous avez oublié les sentiers d’autrefois,
Et vous ne suivez plus la rêverie au bois :
Tout ce qui vous charmait vous semble choses vaines ;
Vous fermez votre oreille au babil des fontaines,
Et diriez volontiers : « Silence ! » au rossignol.
Le front tout soucieux et penché vers le sol,
Vous passez sans répondre au gai salut des merles.
Où donc est-il, ce temps où vous comptiez les perles
Et les beaux diamants aux éclairs diaprés
Que répand le matin sur le velours des prés ?
Avec un soin plus grand que pour des pierres fines,
Vous enleviez aux fleurs les gouttes argentines ;
Et prenant pour cordon un brin de ce fil blanc,
Que la Vierge des cieux laisse choir en filant,
Et vous en composiez, enfantines merveilles,
Des colliers à trois rangs et des pendants d’oreilles.
Quel crime ont donc commis ces chers coquelicots,
Qui, passant leur front rouge entre les blés égaux,
Au revers du sillon, de leurs petites langues,
Vous faisaient autrefois de si belles harangues ?
De votre négligence ils sont tout attristés
Et se plaignent au vent de n’être plus chantés.
C’est en vain que juillet les convie à sa fête :
Ainsi que des vieillards ils vont courbant la tête,
Et s’ils pouvaient noircir ils se mettraient en deuil.
Les bluets désolés ont tous la larme à l’œil,
Car ils vous pensent mort et ne peuvent pas croire
Que vous avez perdu si vite la mémoire
Des entretiens naïfs et des charmants amours
Que vous aviez ensemble au midi des beaux jours !
Ami, vous étiez fait pour chanter sous le hêtre,
Comme le doux berger que Mantoue a vu naître,
La blonde Amaryllis en couplets alternés.
De sauvages odeurs vos vers tout imprégnés
Sentent le serpolet, le thym et la frambroise ;
À vos molles chansons le bouvreuil s’apprivoise
Et, tout émerveillé, du sommeil des ormeaux
Descend de branche en branche et vient sur vos pipeaux.
Ne faites pas sortir le tonnerre des Gracques
D’une bouche formée aux chants élégiaques ;
Laisser cette besogne aux orateurs braillards,
Qui, le pied sur la borne et les cheveux épars,
Jurent à six gredins, tout grouillants de vermine,
Qu’ils ont vraiment sauvé Rome de la ruine.
Rome se sauvera toute seule très bien ;
Ses destins sont écrits, et nous n’y ferons rien.
Qui pourrait enrayer la fortune et sa roue ?
Que le char de l’État s’enfonce dans la boue,
Ou, par les rangs pressés de ce bétail humain,
S’ouvre, en les écrasant, un plus large chemin,
Nous trouverons toujours dans l’ombre et sur la mousse
Quelque petit sentier, par une pente douce,
Regagnant le sommet d’un coteau séparé,
D’où l’œil se perd au fond d’un lointain azuré,
Et nous attendrons là que notre jour arrive,
Voyant de haut la mer se briser à la rive
Et les vaisseaux là-bas palpiter sous le vent.
La Mort n’a pas besoin que l’on aille au-devant ;
Marchands, hommes de guerre, orateurs et poètes,
La Mort, de tout cela, fait de pareils squelettes ;
Pour sa gerbe elle prend l’épi comme la fleur,
Et ne respecte rien, ni forme ni couleur ;
Elle va, du coupant de sa courbe faucille,
Jetant bas le vieillard avec la jeune fille ;
Elle fauche le champ de l’un à l’autre bout,
Et dans son grenier noir elle serre le tout.
À quoi bon s’efforcer jusques à perdre haleine,
Courir à droite, à gauche, et prendre tant de peine,
Quand peut-être le fer, près de notre sillon,
Se balance et fait luire un sinistre rayon ?
Quelle chose est utile en ce monde où nous sommes ?
Et, quand la vieille a mis en tas ses gerbes d’hommes,
Qui peut dire lequel était Napoléon,
Ou l’obscur amoureux des roses du vallon ?
Qui le décidera ? L’existence est un songe
Où rien n’est sûr, sinon que le même ver ronge
Le corps du citoyen utile et positif
Et le corps du rêveur et du poète oisif.
Entre la fleur qui s’ouvre et le cerveau qui pense,
Entre néant et rien, quelle est la différence ?
 

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