Charles Cros

(1842-1888)

 

Charles Cros


Le Meuble


 

                           
À Madame Mauté de Fleurville.

Il m’a fallu avoir le regard bien rapide, l’oreille bien fine, l’attention bien aiguisée,

 

Pour découvrir le mystère du meuble, pour pénétrer derrière les perspectives de marqueterie, pour atteindre le monde imaginaire à travers les petites glaces.

 

Mais j’ai enfin entrevu la fête clandestine, j’ai entendu les menuets minuscules, j’ai surpris les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble.

 

On ouvre les battants, on voit comme un salon pour des insectes, on remarque les carrelages blancs, bruns et noirs en perspective exagérée.

 

Une glace au milieu, une glace à droite, une glace à gauche, comme les portes dans les comédies symétriques. En vérité ces glaces sont des portes ouvertes sur l’imaginaire.

 

Mais une solitude évidemment inaccoutumée, une propreté dont on cherche le but en ce salon où il n’y a personne, un luxe sans raison pour un intérieur où ne régnerait que la nuit.

 

On est dupe de cela, on se dit « c’est un meuble et voilà tout », on pense qu’il n’y a rien derrière les glaces que le reflet de ce qui leur est présenté.

 

Insinuations qui viennent de quelque part, mensonges soufflés à notre raison par une politique voulue, ignorances où nous tiennent certains intérêts que je n’ai pas à définir.

 

Pourtant je n’y veux plus mettre de prudence, je me moque de ce qui peut en arriver, je n’ai pas souci des rancunes fantastiques.

 

Quand le meuble est fermé, quand l’oreille des importuns est bouchée par le sommeil ou remplie des bruits extérieurs, quand la pensée des hommes s’appesantit sur quelque objet positif,

 

Alors d’étranges scènes se passent dans le salon du meuble ; quelques personnages de taille et d’aspect insolites sortent des petites glaces ; certains groupes, éclairés par des lueurs vagues, s’agitent en ces perspectives exagérées.

 

Des profondeurs de la marqueterie, de derrière les colonnades simulées, du fond des couloirs postiches ménagés dans le revers des battants,

 

S’avancent, en toilettes surannées, avec une démarche frétillante et pour une fête d’almanach extra-terrestre,

 

Des élégants d’une époque de rêve, des jeunes filles cherchant un établissement en cette société de reflets et enfin les vieux parents, diplomates ventrus et douairières couperosées.

 

Sur le mur de bois poli, accrochées on ne sait comment, les girandoles s’allument. Au milieu de la salle, pendu au plafond qui n’existe pas, resplendit un lustre surchargé de bougies roses, grosses et longues comme des cornes de limaçons. Dans des cheminées imprévues, des feux flambent comme des vers luisants.

 

Qui a mis là ces fauteuils, profonds comme des coques de noisettes et disposés en cercle, ces tables surchargées de rafraîchissements immatériels ou d’enjeux microscopiques, ces rideaux somptueux — et lourds comme des toiles d’araignée ?

 

Mais le bal commence. L’orchestre, qu’on croirait composé de hannetons, jette ses notes, pétillements et sifflements imperceptibles. Les jeunes gens se donnent la main et se font des révérences.

 

Peut-être même quelques baisers d’amour fictif s’échangent à la dérobée, des sourires sans idée se dissimulent sous les éventails en ailes de mouche, des fleurs fanées dans les corsages sont demandées et données en signe d’indifférence réciproque.

 

Combien cela dure-t-il ? Quelles causeries s’élèvent dans ces fêtes ? Où va ce monde sans substance, après la soirée ?

On ne sait pas.

 

Puisque, si l’on ouvre le meuble, les lumières et les feux s’éteignent ; les invités, élégants, coquettes et vieux parents disparaissent pêle-mêle, sans souci de leur dignité, dans les glaces, couloirs et colonnades ; les fauteuils, les tables et les rideaux s’évaporent.

 

Et le salon reste vide, silencieux et propre ;

 

Aussi tout le monde le dit « c’est un meuble de marqueterie et voilà tout », sans se douter qu’aussitôt le regard détourné,

 

De petits visages narquois se hasardent à sortir des glaces symétriques, de derrière les colonnes incrustées, du fond des couloirs postiches.

 

Et il faut un œil particulièrement exercé, minutieux et rapide, pour les surprendre quand ils s’éloignent en ces perspectives exagérées, lorsqu’ils se réfugient dans les profondeurs imaginaires des petites glaces, à l’instant où ils rentrent dans les cachettes irréelles du bois poli.


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