Paul Claudel(1868-1955) Connaissance de l'Est(1907) 1895 — 1905Fêtе dеs mоrts lе sеptièmе mоis Lа Сlосhе 1900 — 1905 |
Paul ClaudelConnaissance de l'Est, 1907
L’air jouissant d’une parfaite immobilité, à l’heure où le soleil consomme le mystère de Midi, la grande cloche, par l’étendue sonore et concave suspendue au point mélodique, sous le coup du bélier de cèdre retentit avec la Terre ; et depuis lors avec ses retraits et ses avancements, au travers de la montagne et de la plaine, une muraille, dont on voit au lointain horizon les constructions des portes cyclopéennes marquer les intervalles symétriques, circonscrit le volume du tonnerre inférieur et dessine la frontière de son bruit. Une ville est bâtie dans une corne de l’enceinte ; le reste du lieu est occupé par des champs, des bois, des tombes, et ici et là sous l’ombre des sycomores la vibration du bronze au fond d’une pagode réfléchit l’écho du monstre qui s’est tu. J’ai vu, près de l’Observatoire où Kang-chi vint étudier l’étoile de la vieillesse, l’édicule où, sous la garde d’un vieux bonze, la cloche réside, honorée d’offrandes et d’inscriptions. L’envergure d’un homme moyen est la mesure de son évasement. Frappant du doigt la paroi qui chante au moindre choc dans les six pouces de son épaisseur, longtemps je prête l’oreille. Et je me souviens de l’histoire du fondeur. Que la corde de soie ou de boyau résonnât sous l’ongle ou l’archet, que le bois, jadis instruit par les vents, se prêtât à la musique, l’ouvrier ne mettait point là sa curiosité. Mais se prendre à l’élément même, arracher la gamme au sol primitif, lui semblait le moyen de faire proprement retentir l’homme et d’éveiller tout entier son vase. Et son art fut de fondre des cloches. La première qu’il coula fut ravie au ciel dans un orage. La seconde, comme on l’avait chargée sur un bateau, tomba dans le milieu du Kiang profond et limoneux. Et l’homme résolut, avant de mourir, de fabriquer la troisième. Et il voulut, cette fois, dans la poche d’un profond vaisseau, recueillir l’âme et le bruit entier de la Terre nourricière et productrice, et ramasser dans un seul coup de tonnerre la plénitude de tout son. Tel fut le dessein qu’il conçut ; et le jour qu’il en commença l’entreprise, une fille naquit. Quinze ans il travailla à son œuvre. Mais c’est en vain qu’ayant conçu sa cloche il en fixa avec un art subtil les dimensions et le galbe et le calibre ; ou que des plus secrets métaux dégageant tout ce qui écoute et frémit, il sut faire des lames si sensibles qu’elles s’émussent à la seule approche de la main ; ou qu’en un seul organe sonore il s’étudia à en fondre les propriétés et les accords ; du moule de sable avait beau sortir un morceau net et sans faute, le flanc d’airain à son interrogation ne faisait jamais la réponse attendue ; et le battement de la double vibration avait beau s’équilibrer en de justes intervalles, son angoisse était de ne point sentir là la vie et ce je ne sais quoi de moelleux et d’humide conféré par la salive aux mots que forme la bouche humaine. Cependant, la fille grandissait avec le désespoir de son père. Et déjà elle voyait le vieillard, rongé par sa manie, ne plus chercher des alliages nouveaux, mais il jetait dans le creuset des épis de blé, et de la sève d’aloès, et du lait, et le sang de ses propres veines. Alors une grande pitié naquit dans le cœur de la vierge, pour laquelle aujourd’hui les femmes viennent, près de la cloche, vénérer sa face de bois peint. Ayant fait sa prière au dieu souterrain, elle vêtit le costume de noces, et comme une victime dévouée, s’étant noué un brin de paille autour du cou, elle se précipita dans le métal en fusion. C’est ainsi qu’à la cloche fut donnée une âme et que le retentissement des forces élémentaires conquit ce port femelle et virginal et la liquidité ineffable d’un lien. Et le vieillard, ayant baisé le bronze encore tiède, le frappa puissamment de son maillet, et si vive fut l’invasion de la joie au son bienheureux qu’il entendit et la victoire de la majesté, que son cœur languit en lui-même, et que, pliant sur ses genoux, il ne sut s’empêcher de mourir. Depuis lors et le jour qu’une ville naquit de l’amplitude de sa rumeur, le métal, fêlé, ne rend plus qu’un son éteint. Mais le Sage au cœur vigilant sait encore entendre (au lever du jour, alors qu’un vent faible et froid arrive des cieux couleur d’abricot et de fleur de houblon), la première cloche dans les espaces célestes, et, au sombre coucher du soleil, la seconde cloche dans les abîmes du Kiang immense et limoneux.
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