Paul Claudel

Connaissance de l'Est, 1907


Pagode

Je descends de ma voiture et un épouvantable mendiant marque le commencement de la route. D’un œil unique plein de sang et d’eau, d’une bouche dont la lèpre, la dépouillant de ses lèvres, a découvert jusqu’aux racines les dents jaunes comme des os et longues comme des incisives de lapin, il regarde ; et le reste de sa figure n’est plus rien. Des rangées de misérables, d’ailleurs, garnissent les deux côtés du chemin, qu’encombrent, à cette sortie de ville, les piétons, les portefaix et les brouettes à roue centrale chargées de femmes et de ballots. Le plus vieux et le plus gros est appelé le roi des mendiants ; devenu fou, de la mort de sa mère on dit qu’il en porte la tête avec lui sous ses vêtements. Les dernières, deux vieilles, ficelées dans des paquets de loques, la face noire de la poussière de la route où elles se prosternent par moments, chantent une de ces plaintes entrecoupées de longues aspirations et de hoquets, qui est le désespoir professionnel de ces abîmés.

Je vois la Pagode au loin entre les bosquets de bambous, et, prenant à travers champs, je coupe au court.

La campagne est un vaste cimetière. Partout, des cercueils ; des monticules couverts de roseaux flétris, et, dans l’herbe sèche, des rangées de petits pieux en pierre, des statues mitrées, des lions, indiquent les sépultures antiques. Les corporations, les riches, ont bâti des édifices entourés d’arbres et de haies. Je passe entre un hospice pour les animaux et un puits rempli de cadavres de petites filles dont leurs parents se sont débarrassés. On l’a bouché, une fois comble ; il en faudra creuser un autre.

Il fait chaud ; le ciel est pur ; je marche dans la lumière de Décembre.

Les chiens me voient, aboient, s’enfuient ; j’atteins, je dépasse les villages aux toits noirs, je traverse les champs de cotonniers et de fèves, les ruisseaux sur de vieux ponts usés, et, laissant à ma droite de grands bâtiments déserts (c’est une usine à poudre), j’arrive. On entend un bruit de sonnettes et de tambour.

J’ai devant moi la tour à sept étages. Un Indien à turban doré, un Parsi coiffé d’un coude de poêle en soie prune y entrent ; deux autres messieurs circulent sur le dernier balcon.

Il faut d’abord parler de la Pagode proprement dite.

Elle se compose de trois cours et de trois temples, flanqués de chapelles accessoires et de dépendances. Le lieu religieux ici n’enferme pas, comme en Europe, unique et clos, le mystère d’une foi et d’un dogme circonscrits. Sa fonction n’est pas de défendre contre les apparences extérieures l’absolu ; il établit un certain milieu, et, suspendu en quelque sorte au ciel, l’édifice mêle toute la nature à l’offrande qu’il constitue. Multiple, de plain pied avec le sol, il exprime, par les relations d’élévation et de distance des trois arcs de triomphe ou temples qu’il lui consacre, l’espace ; et Bouddha, prince de la Paix, y habite avec tous les dieux. L’architecture chinoise supprime, pour ainsi dire, les murs ; elle amplifie et multiplie les toits, et, en exagérant les cornes qui se relèvent d’un élégant élan, elle en retourne vers le ciel le mouvement et la courbure ; ils demeurent comme suspendus, et, plus la fabrique du toit sera ample et chargée, plus, par sa lourdeur même, s’en accroîtra la légèreté, de toute l’ombre que projette au-dessous de lui son envergure. De là l’emploi des tuiles noires formant des rainures profondes et de fortes côtes, qui, en haut laissant entre elles des jours, détachent et dégagent le faîte : amenuisé, fleuri, il découpe dans l’air lucide sa frise. Le temple est donc un portique, un dais, une tente dont les coins relevés sont attachés à la nue, et les idoles de la terre sont installées dans son ombre.

Un gros poussah doré habite sous le premier portique. Son pied droit, retiré de dessous lui, indique la troisième attitude de la méditation, où subsiste la conscience. Ses yeux sont fermés, mais sous l’épidémie d’or laissant voir la chair rouge d’une bouche distendue dont l’ouverture longue comme un soupirail s’élargit aux coins comme un 8, il rit, de ce rire d’une face qui dort. De quoi jouit l’obèse ascète ? Que voit-il de ses yeux fermés ? De chaque côté de la salle, deux à droite, deux à gauche, quatre colosses peints et vernis, aux jambes courtes, aux torses énormes, sont les quatre démons, les gardiens des quatre plages du ciel. Imberbes comme des enfants, l’un agite des serpents, un autre joue de la viole, un autre brandit, un engin cylindrique pareil à un parasol fermé ou à un pétard. Je pénètre dans la seconde cour ; un grand brûle-parfum de fonte, tout couvert d’écriture, se dresse au milieu.

Je suis en face du pavillon principal. Sur les arêtes du toit, des groupes de petits personnages coloriés se tiennent debout comme s’ils passaient d’un côté à l’autre ou montaient en conversant. Sur le faîte, aux angles, deux poissons roses, dont les longues palpes de cuivre tremblotent, se recourbent, la queue en l’air ; au centre, les deux dragons se disputent le joyau mystique. J’entends des chants et des batteries de timbres, et par la porte ouverte je vois évoluer les bonzes.

La salle est haute et spacieuse, quatre ou cinq colosses dorés en occupent le fond. Le plus grand est assis au milieu sur un trône. Ses yeux et sa bouche sont clos, ses pieds retirés sous lui et sa main qui pend dans le « geste du témoignage » indique la terre. Tel, sous l’arbre sacré, se conçut le parfait Bouddha : échappé à la roue de la vie, il participe à sa propre immobilité. D’autres, juchés au-dessus de lui, choient, des mêmes yeux baissés, leurs abdomens. Assis sur le lotus, ce sont les Bouddhas célestes, Avalok-hita, Amitabha, le Bouddha de la lumière sans mesure, le Bouddha du Paradis de l’Ouest. À leurs pieds les bonzes accomplissent les rites. Ils ont une robe grise, un grand manteau d’un ton léger de rouille attaché sur l’épaule comme une toge, des houseaux de toile blanche, et quelques-uns, une sorte de mortier sur la tête. Les autres exhibent des crânes où des marques blanches de moxas indiquent le nombre des vœux. Les uns derrière les autres, en file, ils évoluent, marmottant. Le dernier qui passe est un garçon de douze ans. Je gagne, par le côté, la troisième cour, et voici le troisième temple.

Quatre bonzes, juchés sur des escabeaux, décantent à l’intérieur de la porte. Leurs chaussures sont restées à terre devant eux, et sans pieds détachés, impondérables, ils siègent sur leur propre pensée. Ils ne font pas un mouvement ; leur bouche, leurs yeux fermés n’apparaissent plus que comme des plis et des mèches de rides dans la chair macérée de leurs visages, pareils à la cicatrice de l’ombilic. La conscience de leur inertie suffit à la digestion de leur intelligence. Sous une niche, dans le milieu de la salle, je distingue les membres luisants d’un autre Bouddha. Une confuse assistance d’idoles est rangée le long des murs, dans l’obscurité.

Me retournant, je vois le temple central par derrière. Au haut du mur d’accul, un tympan polychrome représente quelque légende parmi les oliviers. Je rentre. Le derrière du reposoir où les colosses sont exposés est une grande sculpture peinte : l’Amitofou monte au ciel au milieu des flammes et des démons. Le soleil latéral, passant par les ouvertures treillissées qu’on a ménagées au haut de la paroi, balaie de ses rayons horizontaux la caisse sombre de la salle.

Les bonzes continuent la cérémonie. Agenouillés maintenant devant les colosses, ils psalmodient un chant dont le coryphée, debout devant une cloche à forme de tonne, mène le train scandé de batteries de tambour et de coups de sonnette ; il choque à chaque verset la jarre, tirant de sa panse d’airain une voix volumineuse. Puis, debout en face l’un de l’autre, sur deux lignes, ils récitent quelque litanie.

Les bâtiments latéraux sont destinés à l’habitation des bonzes. L’un d’eux entre, portant un seau d’eau. Je regarde le réfectoire où les bols à riz sont disposés deux par deux sur les tables vides.

Me voici de nouveau devant la tour.

De même que la Pagode exprime par son système de cours et d’édifices l’étendue et les dimensions de l’espace, la tour en est la hauteur. Juxtaposée au ciel, elle lui confère une mesure. Les sept étages octogonaux sont une coupe des sept cieux mystiques. L’architecte en a pincé les cornes et relevé les bords avec art ; chaque étage produit au-dessous de lui son ombre ; à chaque angle de chaque toit il a attaché une sonnette, et le globule du battant pend au dehors. Syllabe liée, elle est de chaque ciel la voix imperceptible, et le son inentendu y est suspendu comme une goutte.

Je n’ai pas autre chose à dire de la Pagode. Je ne sais comment on la nomme.


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