Hugo

(1802-1885)

L'Art d'être grand-père

(1877)

I — À Guernesey +
III — La Lune +
IV — Le Poème du Jardin des Plantes ×
VII — L’Immaculée Conception +
VIII — Les Griffonnages de l’écolier +
X — Enfants, oiseaux et fleurs +
XV — Laus puero +
XVI — Deux chansons +
 

Hugo

L'Art d'être grand-père, 1877


I

 


 
Le comte de Buffon fut bonhomme, il créa
Ce jardin imité d’Évandre et de Rhéa
Et plein d’ours plus savants que ceux de la Sorbonne,
Afin que Jeanne y puisse aller avec sa bonne ;
Buffon avait prévu Jeanne, et je lui sais gré
De s’être dit qu’un jour Paris un peu tigré,
Complétant ses bourgeois par une variante,
La bête, enchanterait cette âme souriante ;
Les enfants ont des yeux si profonds, que parfois
Ils cherchent vaguement la vision des bois ;
Et Buffon paternel, c’est ainsi qu’il rachète
Sa phrase sur laquelle a traîné sa manchette,
Pour les marmots, de qui les anges sont jaloux,
A fait ce paradis suave, orné de loups.
 
J’approuve ce Buffon. Les enfants, purs visages,
Regardent l’invisible, et songent, et les sages
Tâchent toujours de plaire à quelqu’un de rêveur.
 
L’été dans ce jardin montre de la ferveur ;
C’est un éden où juin rayonne, où les fleurs luisent,
Où l’ours bougonne, et Jeanne et Georges m’y conduisent.
C’est du vaste univers un raccourci complet.
Je vais dans ce jardin parce que cela plaît
À Jeanne, et que je suis contre elle sans défense.
J’y vais étudier deux gouffres, Dieu, l’enfance,
Le tremblant nouveau-né, le créateur flagrant,
L’infiniment charmant et l’infiniment grand,
La même chose au fond ; car c’est la même flamme
Qui sort de l’astre immense et de la petite âme.
 
Je contemple, au milieu des arbres de Buffon,
Le bison trop bourru, le babouin trop bouffon,
Des bosses, des laideurs, des formes peu choisies,
Et j’apprends à passer à Dieu ses fantaisies.
Dieu, n’en déplaise au prêtre, au bonze, au caloyer,
Est capable de tout, lui qui fait balayer
Le bon goût, ce ruisseau, par Nisard, ce concierge,
Livre au singe excessif la forêt, cette vierge,
Et permet à Dupin de ressembler aux chiens.
(Pauvres chiens !) — Selon l’Inde et les manichéens,
Dieu doublé du démon expliquerait l’énigme ;
Le paradis ayant l’enfer pour borborygme,
La Providence un peu servante d’Ananké,
L’infini mal rempli par l’univers manqué,
Le mal faisant toujours au bien quelque rature,
Telle serait la loi de l’aveugle nature ;
De là les contresens de la création.
Dieu, certe, a des écarts d’imagination ;
Il ne sait pas garder la mesure ; il abuse
De son esprit jusqu’à faire l’oie et la buse ;
Il ignore, auteur fauve et sans frein ni cordeau,
Ce point juste où La Harpe arrête Colardeau ;
Il se croit tout permis. Malheur à qui l’imite !
Il n’a pas de frontière, il n’a pas de limite ;
Et fait pousser l’ivraie au beau milieu du blé,
Sous prétexte qu’il est l’immense et l’étoilé ;
Il a d’affreux vautours qui nous tombent des nues ;
Il nous impose un tas d’inventions cornues,
Le bouc, l’auroch, l’isard et le colimaçon ;
Il blesse le bon sens, il choque la raison ;
Il nous raille ; il nous fait avaler la couleuvre !
Au moment où, contents, examinant son œuvre,
Rendant pleine justice à tant de qualités,
Nous admirons l’œil d’or des tigres tachetés,
Le cygne, l’antilope à la prunelle bleue,
La constellation qu’un paon a dans sa queue,
D’une cage insensée il tire le verrou,
Et voilà qu’il nous jette au nez le kangourou !
Dieu défait et refait, ride, éborgne, essorille,
Exagère le nègre, hélas, jusqu’au gorille,
Fait des taupes et fait des lynx, se contredit,
Mêle dans les halliers l’histrion au bandit,
Le mandrille au jaguar, le perroquet à l’aigle,
Lie à la parodie insolente et sans règle
L’épopée, et les laisse errer toutes les deux
Sous l’âpre clair-obscur des branchages hideux ;
Si bien qu’on ne sait plus s’il faut trembler ou rire,
Et qu’on croit voir rôder, dans l’ombre que déchire
Tantôt le rayon d’or, tantôt l’éclair d’acier,
Un spectre qui parfois avorte en grimacier.
Moi, je n’exige pas que Dieu toujours s’observe,
Il faut bien tolérer quelques excès de verve
Chez un si grand poète, et ne point se fâcher
Si celui qui nuance une fleur de pêcher
Et courbe l’arc-en-ciel sur l’Océan qu’il dompte,
Après un colibri nous donne un mastodonte !
C’est son humeur à lui d’être de mauvais goût,
D’ajouter l’hydre au gouffre et le ver à l’égout,
D’avoir en toute chose une stature étrange,
Et d’être un Rabelais d’où sort un Michel-Ange.
C’est Dieu ; moi je l’accepte.
                                                  Et quant aux nouveau-nés,
De même. Les enfants ne nous sont pas donnés
Pour avoir en naissant les façons du grand monde ;
Les petits en maillot, chez qui la sève abonde,
Poussent l’impolitesse assez loin quelquefois ;
J’en conviens. Et parmi les cris, les pas, les voix,
Les ours et leurs cornacs, les marmots et leurs mères,
Dans ces réalités semblables aux chimères,
Ébahi par le monstre et le mioche, assourdi
Comme par la rumeur d’une ruche à midi,
Sentant qu’à force d’être aïeul on est apôtre,
Questionné par l’un, escaladé par l’autre,
Pardonnant aux bambins le bruit, la fiente aux nids,
Et le rugissement aux bêtes, je finis
Par ne plus être, au fond du grand jardin sonore,
Qu’un bonhomme attendri par l’enfance et l’aurore,
Aimant ce double feu, s’y plaisant, s’y chauffant,
Et pas moins indulgent pour Dieu que pour l’enfant.
 

12 septembre 1875.

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