Hugo

(1802-1885)

L'Art d'être grand-père

(1877)

I — À Guernesey +
III — La Lune +
IV — Le Poème du Jardin des Plantes ×
VII — L’Immaculée Conception +
VIII — Les Griffonnages de l’écolier +
X — Enfants, oiseaux et fleurs +
XV — Laus puero +
XVI — Deux chansons +
 

Hugo

L'Art d'être grand-père, 1877


X

 


 
Toutes sortes d’enfants, blonds, lumineux, vermeils,
Dont le bleu paradis visite les sommeils
Quand leurs yeux sont fermés la nuit dans les alcôves,
Sont là, groupés devant la cage aux bêtes fauves ;
Ils regardent.
 
                            Ils ont sous les yeux l’élément,
Le gouffre, le serpent tordu comme un tourment,
L’affreux dragon, l’onagre inepte, la panthère,
Le chacal abhorré des spectres, qu’il déterre,
Le gorille, fantôme et tigre, et ces bandits,
Les loups, et les grands lynx qui tutoyaient jadis
Les prophètes sacrés accoudés sur des bibles ;
Et, pendant que ce tas de prisonniers terribles
Gronde, l’un vil forçat, l’autre arrogant proscrit,
Que fait le groupe rose et charmant ? Il sourit.
 
L’abîme est là qui gronde et les enfants sourient.
Ils admirent. Les voix épouvantables crient ;
Tandis que cet essaim de fronts pleins de rayons,
Presque ailé, nous émeut comme si nous voyions
L’aube s’épanouir dans une géorgique,
Tandis que ces enfants chantent, un bruit tragique
Va, chargé de colère et de rébellions,
Du cachot des vautours au bagne des lions.
 
Et le sourire frais des enfants continue.
 
Devant cette douceur suprême, humble, ingénue,
Obstinée, on s’étonne, et l’esprit stupéfait
Songe, comme aux vieux temps d’Orphée et de Japhet,
Et l’on se sent glisser dans la spirale obscure
Du vertige, où tombaient Job, Thalès, Épicure,
Où l’on cherche à tâtons quelqu’un, ténébreux puits
Où l’âme dit : Réponds ! où Dieu dit : Je ne puis !
 
Oh ! si la conjecture antique était fondée,
Si le rêve inquiet des mages de Chaldée,
L’hypothèse qu’Hermès et Pythagore font,
Si ce songe farouche était le vrai profond ;
La bête parmi nous, si c’était là Tantale !
Si la réalité redoutable et fatale,
C’était ceci : les loups, les boas, les mammons,
Masques sombres, cachant d’invisibles démons !
Oh ! ces êtres affreux dont l’ombre est le repaire,
Ces crânes aplatis de tigre et de vipère,
Ces vils fronts écrasés par le talon divin,
L’ours, rêveur noir, le singe, effroyable sylvain,
Ces rictus convulsifs, ces faces insensées,
Ces stupides instincts menaçant nos pensées,
Ceux-ci pleins de l’horreur nocturne des forêts,
Ceux-là, fuyants aspects, flottants, confus, secrets,
Sur qui la mer répand ses moires et ses nacres,
Ces larves, ces passants des bois, ces simulacres,
Ces vivants dans la tombe animale engloutis,
Ces fantômes ayant pour loi les appétits,
Ciel bleu ! s’il était vrai que c’est là ce qu’on nomme
Les damnés, expiant d’anciens crimes chez l’homme,
Qui, sortis d’une vie antérieure, ayant
Dans les yeux la terreur d’un passé foudroyant,
Viennent, balbutiant d’épouvante et de haine,
Dire au milieu de nous les mots de la géhenne,
Et qui tâchent en vain d’exprimer leur tourment
À notre verbe avec le sourd rugissement ;
Tas de forçats qui grince et gronde, aboie et beugle ;
Muets hurlants qu’éclaire un flamboiement aveugle ;
Oh ! s’ils étaient là, nus sous le destin de fer,
Méditant vaguement sur l’éternel enfer ;
Si ces mornes vaincus de la nature immense
Se croyaient à jamais bannis de la clémence ;
S’ils voyaient les soleils s’éteindre par degrés,
Et s’ils n’étaient plus rien que des désespérés ;
Oh ! dans l’accablement sans fond, quand tout se brise,
Quand tout s’en va, refuse et fuit, quelle surprise,
Pour ces êtres méchants et tremblants à la fois,
D’entendre tout à coup venir ces jeunes voix !
 
Quelqu’un est là ! Qui donc ? On parle ! ô noir problème !
Une blancheur paraît sur la muraille blême
Où chancelle l’obscure et morne vision.
Le léviathan voit accourir l’alcyon !
Quoi ! le déluge voit arriver la colombe !
La clarté des berceaux filtre à travers la tombe
Et pénètre d’un jour clément les condamnés !
Les spectres ne sont point haïs des nouveau-nés !
Quoi ! l’araignée immense ouvre ses sombres toiles !
Quel rayon qu’un regard d’enfant, saintes étoiles !
Mais puisqu’on peut entrer, on peut donc s’en aller !
Tout n’est donc pas fini ! L’azur vient nous parler !
Le ciel est plus céleste en ces douces prunelles !
C’est quand Dieu, pour venir des voûtes éternelles
Jusqu’à la terre, triste et funeste milieu,
Passe à travers l’enfant qu’il est tout à fait Dieu !
Quoi ! le plafond difforme aurait une fenêtre !
On verrait l’impossible espérance renaître !
Quoi ! l’on pourrait ne plus mordre, ne plus grincer !
Nous représentons-nous ce qui peut se passer
Dans les craintifs cerveaux des bêtes formidables ?
De la lumière au bas des gouffres insondables !
Une intervention de visages divins !
La torsion du mal dans les brûlants ravins
De l’enfer misérable est soudain apaisée
Par d’innocents regards purs comme la rosée !
Quoi ! l’on voit des yeux luire et l’on entend des pas !
Est-ce que nous savons s’ils ne se mettent pas,
Ces monstres, à songer, sitôt la nuit venue,
S’appelant, stupéfaits de cette aube inconnue
Qui se lève sur l’âpre et sévère horizon ?
Du pardon vénérable ils ont le saint frisson ;
Il leur semble sentir que les chaînes les quittent ;
Les échevèlements des crinières méditent ;
L’enfer, cette ruine, est moins trouble et moins noir ;
Et l’œil presque attendri de ces captifs croit voir
Dans un pur demi-jour qu’un ciel lointain azure
Grandir l’ombre d’un temple au seuil de la masure.
Quoi ! l’enfer finirait ! l’ombre entendrait raison !
Ô clémence ! ô lueur dans l’énorme prison !
On ne sait quelle attente émeut ces cœurs étranges.
 
Quelle promesse au fond du sourire des anges !
 

25 décembre 1875. Noël.


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