MallarméPages, 1891
Hier, j’ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail,
de beau travail d’hiver. Jetées les cigarettes avec toutes les
joies enfantines de l’été dans le passé qu’illuminent les
feuilles bleues de soleil, les mousselines et reprise ma grave
pipe par un homme sérieux qui veut fumer longtemps sans se
déranger, afin de mieux travailler : mais je ne m’attendais pas à
la surprise que préparait cette délaissée, à peine eus-je tiré la
première bouffée, j’oubliai mes grands livres à faire,
émerveillé, attendri, je respirai l’hiver dernier qui revenait.
Je n’avais pas touché à la fidèle amie depuis ma rentrée en
France, et tout Londres, Londres tel que je le vécus en entier à
moi seul, il y a un an, est apparu ; d’abord les chers brouillards
qui emmitoufflent nos cervelles et ont, là-bas, une odeur à eux,
quand ils pénètrent sous la croisée. Mon tabac sentait une
chambre sombre aux meubles de cuir saupoudrés par la poussière du
charbon sur lesquels se roulait le maigre chat noir ; les grands
feux ! et la bonne aux bras rouges versant les charbons, et le
bruit de ces charbons tombant du seau de tôle dans la corbeille
de fer, le matin — alors que le facteur frappait le double coup
solennel, qui me faisait vivre ! J’ai revu par la fenêtre ces
arbres malades du square désert — j’ai vu le large, si souvent
traversé cet hiver-là, grelottant sur le pont du steamer mouillé
de bruine et noirci de fumée — avec ma pauvre bien aimée errante,
en habits de voyageuse, une longue robe terne couleur de la
poussière des routes, un manteau qui collait humide à ses épaules
froides, un de ces chapeaux de paille sans plume et presque sans
rubans, que les riches dames jettent en arrivant, tant ils sont
déchiquetés par l’air de la mer et que les pauvres bien-aimées
regarnissent pour bien des saisons encore. Autour de son cou
s’enroulait le terrible mouchoir qu’on agite en se disant adieu
pour toujours.
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