MallarméPages, 1891
Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile — laquelle, Orion, Altaïr ; est-ce toi verte Vénus ? — j’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longues journées avec mon chat, et, seul, avec un des derniers auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté triste sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes. Je lisais donc un de ces chers poèmes (dont les plaques de fard
ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et
plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue
de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma
fenêtre, îl jouait dans la grande allée de peupliers dont les
feuilles me paraissent jaunes même au printemps, depuis que Maria
a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des
tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon ouvre à
l’âme déchirée la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le
crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant
qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaîté
au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa
ritournelle m’allait au rêve et me faisait pleurer comme une
ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas
un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir
que l’instrument ne chantait pas seul.
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