Marcel Schwob

Le Livre de Monelle, 1894


De sa fuite

Il y avait un enfant qui avait eu coutume de jouer avec Monelle. C’était au temps ancien, quand Monelle n’était pas encore partie. Toutes les heures du jour, il les passait auprès d’elle, regardant trembler ses yeux. Elle riait sans cause et il riait sans cause. Quand elle dormait, ses lèvres entrouvertes étaient en travail de bonnes paroles. Quand elle s’éveillait, elle se souriait, sachant qu’il allait venir.

Ce n’était pas un véritable jeu qu’on jouait : car Monelle était obligée de travailler. Si petite, elle restait assise tout le jour derrière une vieille vitre pleine de poussière. La muraille d’en face était aveuglée de ciment, sous la triste lumière du nord. Mais les petits doigts de Monelle couraient dans le linge, comme s’ils trottaient sur une route de toile blanche et les épingles piquées sur ses genoux marquaient les relais. La main droite était ramassée comme un petit chariot de chair, et elle avançait, laissant derrière elle un sillon ourlé ; et crissant, crissant, l’aiguille dardait sa langue d’acier, plongeait et émergeait, tirant le long fil par son œil d’or. Et la main gauche était bonne à voir, parce qu’elle caressait doucement la toile neuve, et la soulageait de tous ses plis, comme si elle avait bordé en silence les draps frais d’un malade.

Ainsi l’enfant regardait Monelle et se réjouissait sans parler, car son travail semblait un jeu, et elle lui disait des choses simples qui n’avaient point beaucoup de sens. Elle riait au soleil, elle riait à la pluie, elle riait à la neige. Elle aimait être chauffée, mouillée, gelée. Si elle avait de l’argent, elle riait, pensant qu’elle irait danser avec une robe nouvelle. Si elle était misérable, elle riait, pensant qu’elle mangerait des haricots, une grosse provision pour une semaine. Et elle songeait, ayant des sous, à d’autres enfants qu’elle ferait rire ; et elle attendait, sa petite main vide, de pouvoir se pelotonner et se nicher dans sa faim et sa pauvreté.

Elle était toujours entourée d’enfants qui la considéraient avec des yeux élargis. Mais elle préférait peut-être l’enfant qui venait passer près d’elle les heures du jour. Cependant elle partit et le laissa seul. Elle ne lui parla jamais de son départ, sinon qu’elle devint plus grave, et le regarda plus longtemps. Et il se souvint aussi qu’elle cessa d’aimer tout ce qui l’entourait : son petit fauteuil, les bêtes peintes qu’on lui apportait, et tous ses jouets, et tous ses chiffons. Et elle rêvait, le doigt sur la bouche, à d’autres choses.

Elle partit dans un soir de décembre, quand l’enfant n’était pas là. Portant à la main sa petite lampe haletante, elle entra, sans se retourner, dans les ténèbres. Comme l’enfant arrivait, il aperçut encore à l’extrémité noire de la rue étroite une courte flamme qui soupirait. Ce fut tout. Il ne revit jamais Monelle.

 

Longtemps il se demanda pourquoi elle était partie sans rien dire. Il pensa qu’elle n’avait pas voulu être triste de sa tristesse. Il se persuada qu’elle était allée vers d’autres enfants qui avaient besoin d’elle. Avec sa petite lampe agonisante, elle était allée leur porter secours, le secours d’une flammèche rieuse dans la nuit. Peut-être avait-elle songé qu’il ne fallait pas l’aimer trop, lui seul, afin de pouvoir aimer aussi d’autres petits inconnus. Peut-être l’aiguille avec son œil d’or ayant tiré le petit chariot de chair jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême bout du sillon ourlé, Monelle était-elle devenue lasse de la route écrue de toile où trottaient ses mains. Sans doute elle avait voulu jouer éternellement. Et l’enfant n’avait point su le moyen du jeu éternel. Peut-être avait-elle désiré enfin voir ce qu’il y avait derrière la vieille muraille aveugle, dont tous les yeux étaient fermés, depuis les années, avec du ciment. Peut-être qu’elle allait revenir. Au lieu de dire : « au revoir, attends-moi, — sois sage ! » pour qu’il épiât le bruit de petits pas dans le corridor et le cliquètement de toutes les clés dans les serrures, elle s’était tue, et viendrait, par surprise, dans son dos, mettre deux menottes tièdes sur ses yeux — ah oui ! — et crierait : « coucou ! » avec la voix de l’oisillon revenu près du feu.

Il se rappela le premier jour qu’il la vit, sautillant comme une frêle blancheur flamboyante toute secouée de rire. Et ses yeux étaient des yeux d’eau où les pensées se mouvaient comme des ombres de plantes. Là, au détour de la rue, elle était venue, bonnement. Elle avait ri, avec des éclats lents, semblables à la vibration cessante d’une coupe de cristal. C’était au crépuscule d’hiver, et il y avait du brouillard ; cette boutique était ouverte — ainsi. Le même soir, les mêmes choses autour, le même bourdon aux oreilles : l’année différente et l’attente. Il avançait avec précaution ; toutes les choses étaient pareilles, comme la première fois ; mais il l’attendait : n’était-ce pas une raison pour qu’elle vînt ? Et il tendait sa pauvre main ouverte à travers le brouillard.

 

Cette fois, Monelle ne sortit pas de l’inconnu. Aucun petit rire n’agita la brume. Monelle était loin, et ne se souvenait plus du soir ni de l’année. Qui sait ? Elle s’était glissée peut-être à la nuit dans la chambrette inhabitée et le guettait derrière la porte avec un tressaillement doux. L’enfant marcha sans bruit, pour la surprendre. Mais elle n’était plus là. Elle allait revenir, — oh ! oui, — elle allait revenir. Les autres enfants avaient eu assez de bonheur d’elle. C’était à son tour, maintenant. L’enfant entendit sa voix malicieuse murmurant : « Je suis sage aujourd’hui ! » petite parole disparue, lointaine, effacée comme une ancienne teinte, usée déjà par les échos du souvenir.

L’enfant s’assit patiemment. Là était le petit fauteuil d’osier, marqué de son corps, et le tabouret qu’elle aimait, et la petite glace plus chérie parce qu’elle était cassée, et la dernière chemisette qu’elle avait cousue, la chemisette « qui s’appelait Monelle » , dressée, un peu gonflée, attendant sa maîtresse.

Toutes les petites choses de la chambre l’attendaient. La table à ouvrage était restée ouverte. Le petit mètre dans sa boîte ronde allongeait sa langue verte, percée d’un anneau. La toile dépliée des mouchoirs se soulevait en petites collines blanches. Les pointes des aiguilles se dressaient derrière, semblables à des lances embusquées. Le petit dé de fer ouvragé était un chapeau d’armes abandonné. Les ciseaux ouvraient indolemment la gueule comme un dragon d’acier. Ainsi tout dormait dans l’attente. Le petit chariot de chair, souple et agile, ne circulait plus, versant sur ce monde enchanté sa tiède chaleur. Tout l’étrange petit château de travail sommeillait. L’enfant espérait. La porte allait s’ouvrir, doucement ; la flammèche rieuse volèterait ; les collines blanches s’étaleraient ; les fines lances se choqueraient ; le chapeau d’armes retrouverait sa tête rose ; le dragon d’acier claquerait rapidement de la gueule, et le petit chariot de chair trottinerait partout, et la voix effacée dirait encore : « Je suis sage aujourd’hui ! » — Est-ce que les miracles n’arrivent pas deux fois ?


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