Marcel Schwob

Le Livre de Monelle, 1894


La Déçue

À la jonction de ces deux canaux, il y avait une écluse haute et noire ; l’eau dormante était verte jusqu’à l’ombre des murailles ; contre la cabane de l’éclusier, en planches goudronnées, sans une fleur, les volets battaient sous le vent ; par la porte mi-ouverte, on voyait la mince figure pâle d’une petite fille, les cheveux éparpillés, la robe ramenée entre les jambes. Des orties s’abaissaient et se levaient sur la marge du canal ; il y avait une volée de graines ailées du bas automne, et de petites bouffées de poussière blanche. La cabane semblait vide ; la campagne était morne ; une bande d’herbe jaunâtre se perdait à l’horizon.

 

Comme la courte lumière du jour défaillait, on entendit le souffle du petit remorqueur. Il parut au delà de l’écluse, avec le visage taché de charbon du chauffeur qui regardait indolemment par sa porte de tôle ; et à l’arrière une chaîne se déroulait dans l’eau. Puis venait, flottante et paisible, une barge brune, large et aplatie ; elle portait au milieu une maisonnette blanchement tenue, dont les petites vitres étaient rondes et rissolées ; des volubilis rouges et jaunes rampaient autour des fenêtres, et sur les deux côtés du seuil il y avait des auges de bois pleines de terre avec des muguets, du réséda et des géraniums.

Un homme, qui faisait claquer une blouse trempée sur le bord de la barge, dit à celui qui tenait la gaffe :

— Mahot, veux-tu casser la croûte en attendant l’écluse ?

— Ça va, répondit Mahot.

Il rangea la gaffe, enjamba une pile creuse de corde roulée, et s’assit entre les deux auges de fleurs. Son compagnon lui frappa sur l’épaule, entra dans la maisonnette blanche, et rapporta un paquet de papier gras, une miche longue et un cruchon de terre. Le vent fit sauter l’enveloppe huileuse sur les touffes de muguet. Mahot la reprit et la jeta vers l’écluse. Elle vola entre les pieds de la petite fille.

— Bon appétit, là-haut, cria l’homme ; nous autres, on dîne.

Il ajouta :

— L’Indien, pour vous servir, ma payse. Tu pourras dire aux copains que nous avons passé par là.

— Es-tu blagueur, Indien, dit Mahot. Laisse donc cette jeunesse. C’est parce qu’il a la peau brune, Mademoiselle ; nous l’appelons comme ça sur les chalands.

Et une petite voix fluette leur répondit :

— Où allez-vous, la barge ?

— On mène du charbon dans le Midi, cria l’Indien.

— Où il y a du soleil ? dit la petite voix.

— Tant que ça a tanné le cuir au vieux, répondit Mahot.

 

Et la petite voix reprit, après un silence :

— Voulez-vous me prendre avec vous, la barge ?

Mahot s’arrêta de mâcher sa liche. L’Indien posa le cruchon pour rire.

— Voyez donc — la barge  ! dit Mahot. Mademoiselle Bargette ! Et ton écluse ? On verra ça demain matin. Le papa ne serait pas content.

— On se fait donc vieux dans le patelin ? demanda l’Indien.

La petite voix ne dit plus rien, et la mince figure pâle rentra dans la cabane.

La nuit ferma les murailles du canal. L’eau verte monta le long des portes d’écluse. On ne voyait plus que la lueur d’une chandelle derrière les rideaux rouges et blancs, dans la maisonnette. Il y eut des clapotis réguliers contre la quille, et la barge se balançait en s’élevant. Un peu avant l’aube, les gonds grincèrent avec un roulement de chaîne et, l’écluse s’ouvrant, le bateau flotta plus loin, traîné par le petit remorqueur au souffle épuisé. Comme les vitres rondes reflétaient les premières nuées rouges, la barge avait quitté cette campagne morne, où le vent froid souffle sur les orties.

L’Indien et Mahot furent réveillés par le gazouillis tendre d’une flûte qui parlerait et de petits coups piqués aux vitres.

— Les moineaux ont eu froid, cette nuit, vieux, dit Mahot.

— Non, dit l’Indien, c’est une moinette : la gosse de l’écluse. Elle est là, parole d’honneur. Mince !

Ils ne se tinrent pas de sourire. La petite fille était rouge d’aurore, et elle dit de sa voix menue :

— Vous m’aviez permis de venir demain matin. Nous sommes demain matin. Je vais avec vous dans le soleil.

— Dans le soleil ? Dit Mahot.

— Oui, reprit la petite. Je sais. Où il y a des mouches vertes et des mouches bleues, qui éclairent la nuit ; où il y a des oiseaux grands comme l’ongle qui vivent sur les fleurs ; où les raisins montent après les arbres ; où il y a du pain dans les branches et du lait dans les noix, et des grenouilles qui aboient comme les gros chiens et des... choses... qui vont dans l’eau, des... citrouilles — non — des bêtes qui rentrent leurs têtes dans une coquille. On les met sur le dos. On fait de la soupe avec. Des... citrouilles. Non... je ne sais plus... aidez-moi.

— Le diable m’emporte, dit Mahot. Des tortues, peut-être ?

— Oui, dit la petite fille. Des... tortues.

— Pas tout ça, dit Mahot. Et ton papa ?

— C’est papa qui m’a appris.

— Trop fort, dit l’Indien. Appris quoi ?

— Tout ce que je dis, les mouches qui éclairaient, les oiseaux et les... citrouilles. Allez, papa était marin avant d’ouvrir l’écluse. Mais papa est vieux. Il pleut toujours chez nous. Il n’y a que des mauvaises plantes. Vous ne savez pas ? J’avais voulu faire un jardin, un beau jardin dans notre maison. Dehors, il y a trop de vent. J’aurais enlevé les planches du parquet, au milieu ; j’aurais mis de la bonne terre, et puis de l’herbe, et puis des roses, et puis des fleurs rouges qui se ferment la nuit, avec de beaux petits oiseaux, des rossignols, des bruants, et des linots pour causer. Papa m’a défendu. Il m’a dit que ça abîmerait la maison et que ça donnerait de l’humidité. Alors je n’ai pas voulu d’humidité. Alors je viens avec vous pour aller là-bas.

La barge flottait doucement. Sur les rives du canal, les arbres fuyaient à la file. L’écluse était loin. On ne pouvait virer de bord. Le remorqueur sifflait en avant.

— Mais tu ne verras rien, dit Mahot. Nous n’allons pas en mer. Jamais nous ne trouverons tes mouches, ni tes oiseaux, ni tes grenouilles. Il y aura un peu plus de soleil — voilà tout. — Pas vrai, l’Indien ?

— Pour sûr, dit-il.

— Pour sûr ? répéta la petite fille. Menteurs ! Je sais bien, allez.

L’Indien haussa les épaules.

— Faut pas mourir de faim, dit-il, tout de même. Viens manger ta soupe, Bargette.

 

Et elle garda ce nom. Par les canaux gris et verts, froids et tièdes, elle leur tint compagnie sur la barge, attendant le pays des miracles. La barge longea les champs bruns, avec leurs pousses délicates : et les arbrisseaux maigres commencèrent à remuer leurs feuilles ; et les moissons jaunirent, et les coquelicots se tendirent comme des coupelles rouges vers les nuages. Mais Bargette ne devint pas gaie avec l’été. Assise entre les auges de fleurs, tandis que l’Indien ou Mahot menaient la gaffe, elle pensait qu’on l’avait trompée. Car bien que le soleil jetât ses ronds joyeux sur le plancher par les petites vitres rissolées, malgré les martins-pêcheurs qui croisaient sur l’eau, et les hirondelles qui secouaient leur bec mouillé, elle n’avait pas vu les oiseaux qui vivent sur les fleurs, ni le raisin qui montait aux arbres, ni les grosses noix pleines de lait, ni les grenouilles pareilles à des chiens.

La barge était arrivée dans le Midi. Les maisons sur les bords du canal étaient feuillues et fleuries. Les portes étaient couronnées de tomates rouges, et il y avait des rideaux de piments enfilés aux fenêtres.

— C’est tout, dit un jour Mahot. On va bientôt débarquer le charbon et revenir. Le papa sera content, hein ?

Bargette secoua la tête.

Et le matin, le bateau étant à l’amarre, ils entendirent encore des coups menus piqués aux vitres rondes :

— Menteurs ! cria une voix fluette.

L’Indien et Mahot sortirent de la petite maison. Une mince figure pâle se tourna vers eux, sur la rive du canal ; et Bargette leur cria de nouveau, s’enfuyant derrière la côte :

— Menteurs ! Vous êtes tous des menteurs !


Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Jасоb : Lе Dépаrt

Βеrtrаnd : Μоn Βisаïеul

Ρоnсhоn : Lе Gigоt

Lа Fоntаinе : Lе Сhаrtiеr еmbоurbé

Jасоb : Silеnсе dаns lа nаturе

Βоilеаu : Sаtirе VΙΙΙ : «Dе tоus lеs аnimаuх qui s’élèvеnt dаns l’аir...»

Sigоgnе : «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...»

Du Βеllау : «Соmtе, qui nе fis оnс соmptе dе lа grаndеur...»

Βаudеlаirе : Αu Lесtеur

Сhrеtiеn dе Τrоуеs : «Се fut аu tеmps qu’аrbrеs flеurissеnt...»

Τоulеt : «Dаns lе lit vаstе еt dévаsté...»

Riсtus : Jаsаntе dе lа Viеillе

☆ ☆ ☆ ☆

Lаfоrguе : Соmplаintе d’un аutrе dimаnсhе

Vеrlаinе : Lе Dеrniеr Dizаin

Νоël : Visiоn

Siеfеrt : Vivеrе mеmеntо

Dеshоulièrеs : Sоnnеt burlеsquе sur lа Ρhèdrе dе Rасinе

Τоulеt : «Τоi qui lаissеs pеndrе, rеptilе supеrbе...»

Siсаud : Lа Grоttе dеs Léprеuх

Соppéе : «Сhаmpêtrеs еt lоintаins quаrtiеrs, је vоus préfèrе...»

Cоmmеntaires récеnts

De Dаmе dе flаmmе sur Οisеаuх dе pаssаgе (Riсhеpin)

De Сurаrе- sur «Ιl n’еst riеn dе si bеаu соmmе Саlistе еst bеllе...» (Μаlhеrbе)

De Сосhоnfuсius sur Lа Соlоmbе pоignаrdéе (Lеfèvrе-Dеumiеr)

De Сосhоnfuсius sur Lе Саuсhеmаr d’un аsсètе (Rоllinаt)

De Сосhоnfuсius sur «Μаrs, vеrgоgnеuх d’аvоir dоnné tаnt d’hеur...» (Du Βеllау)

De Xi’аn sur Lе Gigоt (Ρоnсhоn)

De Jаdis sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «Qu’еst-се dе vоtrе viе ? unе bоutеillе mоllе...» (Сhаssignеt)

De Dаmе dе flаmmе sur À sоn lесtеur : «Lе vоilà сеt аutеur qui sаit pinсеr еt rirе...» (Dubоs)

De Yеаts sur Ρаul-Jеаn Τоulеt

De Ιо Kаnааn sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Сurаrе- sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Villеrеу јеаn -pаul sur Détrеssе (Dеubеl)

De ΒооmеrаngΒS sur «Βiеnhеurеuх sоit lе јоur, еt lе mоis, еt l’аnnéе...» (Μаgnу)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе