Marcel Schwob

Le Livre de Monelle, 1894


La Prédestinée

Sitôt qu’elle fut assez haute, Ilsée eut coutume d’aller tous les matins devant sa glace et de dire : « Bonjour, ma petite Ilsée. » Puis elle baisait le verre froid et fronçait les lèvres. L’image semblait venir seulement. Elle était très loin, en réalité. L’autre Ilsée, plus pâle, qui se levait des profondeurs du miroir, était une prisonnière à la bouche gelée. Ilsée la plaignait, car elle paraissait triste et cruelle. Son sourire matinal était une aube blême encore teinte de l’horreur nocturne.

Cependant Ilsée l’aimait et lui parlait : « Personne ne te dit bonjour, pauvre petite Ilsée. Embrasse-moi, tiens. Nous irons nous promener aujourd’hui, Ilsée. Mon amoureux viendra nous chercher. Viens-t’en. » Ilsée se détournait, et l’autre Ilsée, mélancolique, s’enfuyait vers l’ombre lumineuse.

Ilsée lui montrait ses poupées et ses robes. « Joue avec moi. Habille-toi avec moi. » L’autre Ilsée, jalouse, élevait aussi vers Ilsée des poupées plus blanches et des robes décolorées. Elle ne parlait pas, et ne faisait que remuer les lèvres en même temps qu’Ilsée.

Quelquefois Ilsée s’irritait, comme une enfant, contre la dame muette, qui s’irritait à son tour. « Méchante, méchante Ilsée ! criait-elle. Veux-tu me répondre, veux-tu m’embrasser ! » Elle frappait le miroir de la main. Une étrange main, qui ne tenait à aucun corps, apparaissait devant la sienne. Jamais Ilsée ne put atteindre l’autre Ilsée.

Elle lui pardonnait durant la nuit ; et, heureuse de la retrouver, elle sautait de son lit pour l’embrasser, en lui murmurant : « Bonjour, ma petite Ilsée. »

Quand Ilsée eut un vrai fiancé, elle le mena devant sa glace et dit à l’autre Ilsée : « Regarde mon amoureux, et ne le regarde pas trop. Il est à moi, mais je veux bien te le faire voir. Après que nous serons mariés, je lui permettrai de t’embrasser avec moi, tous les matins. » Le fiancé se mit à rire. Ilsée dans le miroir sourit aussi. « N’est-ce pas qu’il est beau et que je l’aime ? » dit Ilsée. « Oui, oui, » répondit l’autre Ilsée. « Si tu le regardes trop, je ne t’embrasserai plus, dit Ilsée. Je suis aussi jalouse que toi, va. Au revoir, ma petite Ilsée. »

À mesure qu’Ilsée apprit l’amour, Ilsée dans le miroir devint plus triste. Car son amie ne venait plus la baiser le matin. Elle la tenait en grand oubli. Plutôt l’image de son fiancé courait, après la nuit, vers le réveil d’Ilsée. Pendant la journée, Ilsée ne voyait plus la dame du miroir, tandis que son fiancé la regardait. « Oh ! disait Ilsée, tu ne penses plus à moi, vilain. C’est l’autre que tu regardes. Elle est prisonnière ; elle ne viendra jamais. Elle est jalouse de toi ; mais je suis plus jalouse qu’elle. Ne la regarde pas, mon aimé ; regarde-moi. Méchante Ilsée du miroir, je te défends de répondre à mon fiancé. Tu ne peux pas venir ; tu ne pourras jamais venir. Ne me le prends pas, méchante Ilsée. Après que nous serons mariés, je lui permettrai de t’embrasser avec moi. Ris, Ilsée. Tu seras avec nous. »

Ilsée devint jalouse de l’autre Ilsée. Si la journée baissait sans que l’aimé fût venu : « Tu le chasses, tu le chasses, criait Ilsée, avec ta mauvaise figure. Méchante, va-t’en, laisse-nous. »

Et Ilsée cacha sa glace sous un linge blanc et fin. Elle souleva un pan afin d’enfoncer le dernier petit clou. « Adieu, Ilsée, » dit-elle.

Pourtant son fiancé continuait à sembler las. « Il ne m’aime plus, pensa Ilsée ; il ne vient plus, je reste seule, seule. Où est l’autre Ilsée ? Est-elle partie avec lui ? » De ses petits ciseaux d’or, elle fendit un peu la toile, pour regarder. Le miroir était couvert d’une ombre blanche.

« Elle est partie », pensa Ilsée.

— Il faut, se dit Ilsée, être très patiente. L’autre Ilsée sera jalouse et triste. Mon aimé reviendra. Je saurai l’attendre.

Tous les matins, sur l’oreiller, près de son visage, il lui semblait le voir, dans son demi-sommeil : « Oh ! mon aimé, murmurait-elle, es-tu donc revenu ? Bonjour, bonjour, mon petit aimé. » Elle avançait la main et touchait le drap frais.

— Il faut, se dit encore Ilsée, être très patiente.

Ilsée attendit longtemps son fiancé. Sa patience se fondit en larmes. Un brouillard humide enveloppait ses yeux. Des lignes mouillées parcouraient ses joues. Toute sa figure se creusait. Chaque jour, chaque mois, chaque année la flétrissait d’un doigt plus pesant.

— Oh ! mon aimé, dit Ilsée, je doute de toi.

Elle coupa le linge blanc à l’intérieur du miroir, et, dans le cadre pâle, apparut la glace, pleine de taches obscures. Le miroir était sillonné de rides claires et, là où le tain s’était séparé du verre, on voyait des lacs d’ombre.

L’autre Ilsée vint au fond de la glace, vêtue de noir, comme Ilsée, le visage amaigri, marqué par les signaux étranges du verre qui ne reflète parmi le verre qui reflète. Et le miroir semblait avoir pleuré.

— Tu es triste, comme moi, dit Ilsée.

La dame du miroir pleura. Ilsée la baisa et dit : « Bonsoir, ma pauvre Ilsée. »

Et, entrant dans sa chambre, avec sa lampe à la main, Ilsée fut surprise : car l’autre Ilsée, une lampe à la main, s’avançait vers elle, le regard triste. Ilsée leva sa lampe au-dessus de sa tête et s’assit sur son lit. Et l’autre Ilsée leva sa lampe au-dessus de sa tête et s’assit près d’elle.

— Je comprends bien, pensa Ilsée. La dame du miroir s’est délivrée. Elle est venue me chercher. Je vais mourir.


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