Alfred Garneau


Premières pages de la vie

Réponse à une lettre de mon ami Eugène Taché


Prends ces vers en retour de ta fraîche missive :
Ce sont petites fleurs qu’en secret je cultive,
Et qui n’ont, je le sais, ni parfum, ni couleurs ;
Mais novembre jamais fut-il propice aux fleurs ?
 
                                          I.
 
Ce soir, pensif et seul, j’écoutais près de l’âtre
Le rire pétillant d’une flamme folâtre ;
Je disais en penchant mon front pâle d’ennui :
« Toute chose en ce monde a besoin d’un appui :
« Le pétrel bleu s’attache à l’algue qui surnage ;
« La vigne qui fléchit se suspend au treillage,
« Et la nuée en feu, noir groupe de démons,
« Va s’abattre en tonnant sur la pointe des monts.
« Je voudrais reposer aussi mon front qui penche ;
« Oui, j’ai besoin d’une âme où la mienne s’épanche,
« D’une âme de mon âge, à l’instinct noble et bon — »
Et mes lèvres soudain ont prononcé ton nom.
 
Je t’appelais ; ma mère ouvrit ma porte close ;
Riante, elle agitait au bout de son doigt rose,
Un petit carreau blanc de timbres constellé :
Ma main pour le saisir aussitôt a volé,
Comme un enfant après la vive luciole.
Adieu, mon spleen anglais ! Le noir vautour s’envole.
Penché sur l’âtre même à la fauve clarté,
J’ai dévoré ta lettre avec avidité.
 
Ma muse, en la lisant par sa grâce inspirée,
A relevé son voile ; et la joue empourprée,
D’une voix qui d’abord tremble un peu de frayeur,
C’est elle qui me dit ces vers en ton honneur.
Tel l’oiseau, s’il est seul, cherche l’ombre sans joie ;
Mais au fond de l’azur qu’une aile se déploie,
On le voit à l’instant, aussi prompt que l’éclair,
S’élancer en chantant sur les vagues de l’air.
 
                                          II.
 
Tu m’écris : « Que fait donc l’amitié dans ton âme ?
« Les vents légers d’automne ont-ils tué sa flamme,
« Que tu ne songes plus, oublieux citadin,
« À celui qui va seul dans un âpre chemin ?
« Faudra-t-il que je dise, ô la pensée impie !
« Que mon ami d’enfance, âme éprouvée, oublie
« Ainsi qu’une aube d’or notre printemps vermeil ! »
— Cher Eugène, ah, causons de ces jours de soleil,
Où, plus bruyants cent fois qu’un essaim qui s’envole,
Nous renversions nos bancs en sortant de l’école.
Nous n’avions encor vu quatorze moissons,
Nous refusions déjà d’apprendre les leçons.
« Est-ce là, disions-nous, l’œuvre de jeunes hommes ?
Mais le monde jamais ne saura que nous sommes.
Non, non, c’est au grand jour qu’il nous faut travailler.
Quand l’oiseau dans sa cage apprit-il à voler ?
Et la gloire, où luit-elle ? Est-ce à l’école sombre ?
La gloire est une fleur qui ne croît point à l’ombre :
Elle aime les hauts lieux, colonnes, piédestaux,
Et quelquefois, dit-on, le sommet des tombeaux.
Il faut, pour la cueillir, s’élever dès l’aurore,
Aux yeux du monde, au bruit de sa clameur sonore ;
Car la gloire est coquette, et cette étrange fleur
Veut qu’on la cueille au bruit d’un murmure flatteur.
Assez, amis, assez de maîtres, âmes dures,
Et de bancs enrichis par nous de ciselures ;
Assez de noirs biblos, grimoires incompris :
On ne recueille pas grande gloire à ce prix.
La gloire est dans la lutte avec la vie amère :
Allons gagner le pain de notre bonne mère. »
Et nous partions, le bras sur l’épaule, gaîment ;
Mais bientôt un vent frais, un frelon bourdonnant,
Une feuille entraînée au tournant d’une source,
Soufflait sur notre ardeur, suspendait notre course ;
Et quand le jour nouveau ramenait le matin,
Nous reprenions sans bruit l’affreux livre latin.
 
Mais une fois venu le mois bleu des vacances,
C’étaient des ris, des chants, de fantastiques danses ;
On passait la nuit blanche à faire des projets.
As-tu vu voltiger des troupes d’oiselets ?
Comme elles en chantant et rapide comme elles,
Tout l’essaim s’envolait aux ruches paternelles.
Quel plaisir de jouer alors sur le gazon,
De pêcher dans l’étang, d’aider à la moisson,
De poursuivre un oiseau qui fuit le long des haies,
De cueillir à genoux au bois de rouges baies,
De ramener au pré le cheval écumant,
Et le soir, quand le bleu s’assombrit doucement,
De suivre du regard, à l’ombre du village,
Un char retentissant fuyant dans un nuage.
 
Ô mes frais souvenirs, vous me rendez joyeux !
 
Surtout je me souviens du mois où tous les deux,
À travers les grands blés pressant nos pas agiles,
Courbés, inaperçus sous les épis mobiles,
À l’heure où les oiseaux s’enfoncent dans le mur,
Nous volions détacher la nef au lac d’azur.
Nous n’étions pas de ceux qui rasent le rivage,
Tremblants comme une femme à l’aspect d’un nuage :
Enfants, soit ; il fallait nous voir, au sein des flots,
Gouverner aussi droit que des vieux matelots.
Jouets d’un souffle d’air, d’une voix argentine,
Nous chantions, enivrés par la brise marine ;
Entre chaque refrain, c’étaient de longs propos
Sur les verts alentours et la grotte aux échos,
Et sur le couchant d’or qui dans l’eau se reflète,
Car nous étions déjà, toi peintre, moi poète.........
 
La barque cependant, sur un lac sans rocher,
Parmi les glaïeuls échouait sans danger.
 

28 novembre 1857.

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