Auguste Barbier

Iambes et poèmes, 1840


Le Gin


 
Sombre génie, ô dieu de la misère !
Fils du genièvre et frère de la bière,
Bacchus du Nord, obscur empoisonneur,
Écoute, ô Gin, un hymne en ton honneur.
Écoute un chant des plus invraisemblables,
Un chant formé de notes lamentables
Qu’en ses ébats un démon de l’enfer
Laissa tomber de son gosier de fer.
C’est un écho du vieil hymne de fête
Qu’au temps jadis à travers la tempête
On entendait au rivage normand,
Lorsque coulait l’hydromel écumant ;
Une clameur sombre et plus rude encore
Que le hourra dont le peuple Centaure,
Dans les transports de l’ivresse, autrefois
Épouvantait le fond de ses grands bois.
 
Dieu des cités ! à toi la vie humaine
Dans le repos et dans les jours de peine,
À toi les ports, les squares et les ponts.
Les noirs faubourgs et leurs détours profonds,
Le sol entier sous son manteau de brume !
Dans tes palais quand le nectar écume
Et brille aux yeux du peuple contristé,
Le Christ lui-même est un dieu moins fêté
Que tu ne l’es : — car pour toi tout se damne,
L’enfance rose et se sèche et se fane ;
Les frais vieillards souillent leurs cheveux blancs,
Les matelots désertent les haubans,
Et par le froid, le brouillard et la bise,
La femme vend jusques à sa chemise.
 
Du gin, du gin ! — à plein verre, garçon !
Dans ses flots d’or, cette rude boisson
Roule le ciel et l’oubli de soi-même ;
C’est le soleil, la volupté suprême,
Le paradis emporté d’un seul coup ;
C’est le néant pour le malheureux fou.
Fi du porto, du sherry, du madère,
De tous les vins qu’à la vieille Angleterre
L’Europe fait avaler à grands frais,
Ils sont trop chers pour nos obscurs palais ;
Et puis le vin près du gin est bien fade ;
Le vin n’est bon qu’à chauffer un malade,
Un corps débile, un timide cerveau ;
Auprès du gin le vin n’est que de l’eau :
À d’autres donc les bruyantes batailles
Et le tumulte à l’entour des futailles,
Les sauts joyeux, les rires étouffants,
Les cris d’amour et tous les jeux d’enfants !
Nous, pour le gin, ah ! nous avons des âmes
Sans feu d’amour et sans désirs de femmes ;
Pour le saisir et lutter avec lui,
Il faut un corps que le mal ait durci.
Vive le gin ! au fond de la taverne,
Sombre hôtelière, à l’œil hagard et terne,
Démence, viens nous décrocher les pots,
Et toi, la Mort, verse-nous à grands flots.
 
Hélas ! la Mort est bientôt à l’ouvrage,
Et pour répondre à la clameur sauvage,
Son maigre bras frappe comme un taureau
Le peuple anglais au sortir du caveau.
Jamais typhus, jamais peste sur terre
Plus promptement n’abattit la misère ;
Jamais la fièvre, aux bonds durs et changeants,
Ne rongea mieux la chair des pauvres gens :
La peau devient jaune comme la pierre,
L’œil sans rayons s’enfuit sous la paupière,
Le front prend l’air de la stupidité,
Et les pieds seuls marchent comme en santé.
Pourtant, au coin de la première rue,
Comme un cheval qu’un boulet frappe et tue,
Le corps s’abat, et sans pousser un cri,
Roulant en bloc sur le pavé, meurtri,
Il reste là dans son terrible rêve,
Jusqu’au moment où le trépas l’achève.
Alors on voit passer sur bien des corps
Des chariots, des chevaux aux pieds forts ;
Au tronc d’un arbre, au trou d’une crevasse
L’un tristement accroche sa carcasse ;
L’autre en passant l’onde du haut d’un pont
Plonge d’un saut dans le gouffre profond.
Partout le gin et chancelle et s’abîme,
Partout la mort emporte une victime ;
Les mères même, en rentrant pas à pas,
Laissent tomber les enfants de leurs bras,
Et les enfants, aux yeux des folles mères,
Vont se briser la tête sur les pierres.
 

Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Jасоb : Lе Dépаrt

Βеrtrаnd : Μоn Βisаïеul

Ρоnсhоn : Lе Gigоt

Lа Fоntаinе : Lе Сhаrtiеr еmbоurbé

Jасоb : Silеnсе dаns lа nаturе

Βоilеаu : Sаtirе VΙΙΙ : «Dе tоus lеs аnimаuх qui s’élèvеnt dаns l’аir...»

Sigоgnе : «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...»

Du Βеllау : «Соmtе, qui nе fis оnс соmptе dе lа grаndеur...»

Βаudеlаirе : Αu Lесtеur

Сhrеtiеn dе Τrоуеs : «Се fut аu tеmps qu’аrbrеs flеurissеnt...»

Τоulеt : «Dаns lе lit vаstе еt dévаsté...»

Riсtus : Jаsаntе dе lа Viеillе

☆ ☆ ☆ ☆

Lаfоrguе : Соmplаintе d’un аutrе dimаnсhе

Vеrlаinе : Lе Dеrniеr Dizаin

Νоël : Visiоn

Siеfеrt : Vivеrе mеmеntо

Dеshоulièrеs : Sоnnеt burlеsquе sur lа Ρhèdrе dе Rасinе

Τоulеt : «Τоi qui lаissеs pеndrе, rеptilе supеrbе...»

Siсаud : Lа Grоttе dеs Léprеuх

Соppéе : «Сhаmpêtrеs еt lоintаins quаrtiеrs, је vоus préfèrе...»

Cоmmеntaires récеnts

De Сurаrе= sur Οisеаuх dе pаssаgе (Riсhеpin)

De Сurаrе- sur «Ιl n’еst riеn dе si bеаu соmmе Саlistе еst bеllе...» (Μаlhеrbе)

De Сосhоnfuсius sur Lа Соlоmbе pоignаrdéе (Lеfèvrе-Dеumiеr)

De Сосhоnfuсius sur Lе Саuсhеmаr d’un аsсètе (Rоllinаt)

De Сосhоnfuсius sur «Μаrs, vеrgоgnеuх d’аvоir dоnné tаnt d’hеur...» (Du Βеllау)

De Xi’аn sur Lе Gigоt (Ρоnсhоn)

De Jаdis sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «Qu’еst-се dе vоtrе viе ? unе bоutеillе mоllе...» (Сhаssignеt)

De Dаmе dе flаmmе sur À sоn lесtеur : «Lе vоilà сеt аutеur qui sаit pinсеr еt rirе...» (Dubоs)

De Yеаts sur Ρаul-Jеаn Τоulеt

De Ιо Kаnааn sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Сurаrе- sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Villеrеу јеаn -pаul sur Détrеssе (Dеubеl)

De ΒооmеrаngΒS sur «Βiеnhеurеuх sоit lе јоur, еt lе mоis, еt l’аnnéе...» (Μаgnу)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе