Baudelaire

Le Spleen de Paris, 1869


VI
Chacun sa chimère


 

Sous un grand ciel gris, dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.

Chacun d’eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu’un sac de farine ou de charbon, ou le fourniment d’un fantassin romain.

Mais la monstrueuse bête n’était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l’homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s’agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l’homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l’ennemi. Je questionnai l’un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu’il n’en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu’évidemment ils allaient quelque part, puisqu’ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.

Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n’avait l’air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu’il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d’aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d’un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.

Et le cortège passa à côté de moi et s’enfonça dans l’atmosphère de l’horizon, à l’endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.

Et pendant quelques instants je m’obstinai à vouloir comprendre ce mystère ; mais bientôt l’irrésistible Indifférence s’abattit sur moi, et j’en fus plus lourdement accablé qu’ils ne l’étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.

 


Commentaire (s)
Déposé par Cochonfucius le 28 avril 2013 à 10h04


Je suis une chimère déjà bien âgée.


Jadis, il m’en souvient, nous autres chimères, nous sautions comme des grenouilles, d’un coin de plaine aride à un autre, et comme nous sommes plus lourdes que des grenouilles, ça nous foutait de l’arthrose, en fin de compte.


Puis la plus rusée d’entre nous, la grande chimère Roswitha, persuada un primate parlant de la prendre un instant sur ses fortes épaules. Le pauvre vieillard est toujours son porteur, et nous avons chacune adopté le nôtre, c’est très confortable, même si bien sûr les malheureux bipèdes ne sautent point comme des batraciens. On ne peut pas tout avoir.
Ils se plaignent qu’ils ne savent point où nous les faisons aller.
La terre est ronde !


Puis, comme l’a dit récemment l’un d’entre eux, mieux vaut le poids d’une douce Chimère, que celui de la froide Indifférence (qui, quant à elle, serait bien incapable de sauter comme une grenouille).

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