Paul Claudel


L’Esprit et l’Eau


 
Après le long silence fumant,
Après le grand silence civil de maints jours tout fumant de rumeurs et de fumées,
Haleine de la terre en culture et ramage des grandes villes dorées,
Soudain l’Esprit de nouveau, soudain le souffle de nouveau,
Soudain le coup sourd au cœur, soudain le mot donné, soudain le souffle de l’Esprit, le rapt sec, soudain la possession de l’Esprit !
Comme quand dans le ciel plein de nuit avant que ne claque le premier feu de foudre,
Soudain le vent de Zeus, dans un tourbillon plein de pailles et de poussières avec la lessive de tout le village !

Mon Dieu, qui au commencement avez séparé les eaux supérieures des eaux inférieures,
Et qui de nouveau avez séparé de ces eaux humides que je dis,
L’aride, comme un enfant divisé de l’abondant corps maternel,
La terre bien chauffante, tendre-feuillante et nourrie du lait de la pluie,
Et qui dans le temps de la douleur comme au jour de la création saisissez dans votre main toute-puissante
L’argile humaine et l’esprit de tous côtés vous gicle entre les doigts,
De nouveau après les longues routes terrestres,
Voici l’Ode, voici que cette grande Ode nouvelle vous est présente,
Non point comme une chose qui commence, mais peu à peu comme la mer qui était là,
La mer de toutes les paroles humaines avec la surface en divers endroits
Reconnue par un souffle sous le brouillard et par l’œil de la matrone Lune !
 
Or, maintenant, près d’un palais couleur de souci dans les arbres aux toits nombreux ombrageant un trône pourri,
J’habite d’un vieux empire le décombre principal.
Loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre je vis jaune,
Où la terre même est l’élément qu’on respire, souillant immensément de sa substance l’air et l’eau,
Ici où convergent les canaux crasseux et les vieilles routes usées et les pistes des ânes et des chameaux,
Où l’Empereur du sol foncier trace son sillon et lève les mains vers le Ciel utile d’où vient le temps bon et mauvais.
Et comme aux jours de grain le long des côtes on voit les phares et les aiguilles de rocher tout enveloppés de brume et d’écume pulvérisée,
C’est ainsi que dans le vieux vent de la Terre, la Cité carrée dresse ses retranchements et ses portes,
Étage ses Portes colossales dans le vent jaune, trois fois trois portes comme des éléphants,
Dans le vent de cendre et de poussière, dans le grand vent gris de la poudre qui fut Sodome, et les empires d’Égypte et des Perses, et Paris, et Tadmor, et Babylone,
Mais que m’importent à présent vos empires, et tout ce qui meurt,
Et vous autres que j’ai laissés, votre voie hideuse là-bas !
Puisque je suis libre ! que m’importent vos arrangements cruels ? puisque moi du moins je suis libre ! puisque j’ai trouvé ! puisque moi du moins je suis dehors !
Puisque je n’ai plus ma place avec les choses créées, mais ma part avec ce qui les crée, l’esprit liquide et lascif !
Est-ce que l’on bêche la mer ? est-ce que vous la fumez comme un carré de pois ?
Est-ce que vous lui choisissez sa rotation, de la luzerne ou du blé ou des choux ou des betteraves jaunes ou pourpres ?
Mais elle est la vie même sans laquelle tout est mort, ah ! je veux la vie même sans laquelle tout est mort !
La vie même et tout le reste me tue qui est mortel !
Ah, je n’en ai pas assez ! Je regarde la mer ! Tout cela me remplit qui a fin.
Mais ici et où que je tourne le visage et de cet autre côté
Il y en a plus et encore et là aussi et toujours et de même et davantage ! Toujours, cher cœur !
Pas à craindre que mes yeux l’épuisent ! Ah, j’en ai assez de vos eaux buvables.
Je ne veux pas de vos eaux arrangées, moissonnées par le soleil, passées au filtre et à l’alambic, distribuées par l’engin des monts,
Corruptibles, coulantes.
Vos sources ne sont point des sources. L’élément même !
La matière première ! C’est la mère, je dis, qu’il me faut !
Possédons la mer éternelle et salée, la grande rose grise ! Je lève un bras vers le paradis ! je m’avance vers la mer aux entrailles
de raisin !
Je me suis embarqué pour toujours ! Je suis comme le vieux marin qui ne connaît plus la terre que par ses feux, les systèmes
d’étoiles vertes ou rouges enseignés par la carte et le portulan,
Un moment sur le quai parmi les balles et les tonneaux, les papiers chez le consul, une poignée de main au stevedore ;
Et puis de nouveau l’amarre larguée, un coup de timbre aux machines, le break-water que l’on double, et sous mes pieds
De nouveau la dilatation de la houle !
 
Ni
Le marin, ni
Le poisson qu’un autre poisson à manger
Entraîne, mais la chose même et tout le tonneau et la veine vive,
Et l’eau même, et l’élément même, je joue, je resplendis ! Je partage la liberté de la mer omniprésente !
L’eau
Toujours s’en vient retrouver l’eau,
Composant une goutte unique.
Si j’étais la mer, crucifiée par un milliard de bras sur ses deux continents,
À plein ventre ressentant la traction rude du ciel circulaire avec le soleil immobile comme la mèche allumée sous la ventouse,
Connaissant ma propre quantité,
C’est moi, je tire, j’appelle sur toutes mes racines, le Gange, le Mississipi,
L’épaisse touffe de l’Orénoque, le long fil du Rhin, le Nil avec sa double vessie,
Et le lion nocturne buvant, et les marais, et les vases souterrains, et le cœur rond et plein des hommes qui durent leur instant.
Pas la mer, mais je suis esprit ! et comme l’eau
De l’eau, l’esprit reconnaît l’esprit,
L’esprit, le souffle secret,
L’esprit créateur qui fait rire, l’esprit de vie et la grande haleine pneumatique, le dégagement de l’esprit
Qui chatouille et qui enivre et qui fait rire !
Ô que cela est plus vif et agile, pas à craindre d’être laissé au sec ! Loin que j’enfonce, je ne puis vaincre l’élasticité de l’abîme.
Comme du fond de l’eau on voit à la fois une douzaine de déesses aux beaux membres.
Verdâtres monter dans une éruption de bulles d’air,
Elles se jouent au lever du jour divin dans la grande dentelle blanche, dans le feu jaune et froid, dans la mer gazeuse et pétillante !
Quelle
Porte m’arrêterait ? quelle muraille ? L’eau
Odore l’eau, et moi je suis plus qu’elle-même liquide !
Comme elle dissout la terre et la pierre cimentée j’ai partout des intelligences !
L’eau qui a fait la terre la délie, l’esprit qui a fait la porte ouvre la serrure.
Et qu’est-ce que l’eau inerte à côté de l’esprit, sa puissance
Auprès de son activité, la matière au prix de l’ouvrier ?
Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens
La chose comment elle est faite ! Et moi aussi je suis plein d’un dieu, je suis plein d’ignorance et de génie !
Ô forces à l’œuvre autour de moi,
J’en sais faire autant que vous, je suis libre, je suis violent, je suis libre à votre manière que les professeurs n’entendent pas !
Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année
Invente, travaillé par son âme,
Le vert, le même qui est éternel, crée de rien sa feuille pointue,
Moi, l’homme,
Je sais ce que je fais,
De la poussée et de ce pouvoir même de naissance et de création
J’use, je suis maître,
Je suis au monde, j’exerce de toutes parts ma connaissance.
Je connais toutes choses et toutes choses se connaissent en moi.
J’apporte à toute chose sa délivrance.
Par moi
Aucune chose ne reste plus seule mais je l’associe à une autre dans mon cœur.
Ce n’est pas assez encore !
 
Que m’importe la porte ouverte, si je n’ai la clef ?
Ma liberté, si je n’en suis le propre maître ?
Je regarde toutes choses, et voyez tous que je n’en suis pas l’esclave, mais le dominateur.
Toute chose
Subit moins qu’elle n’impose, forçant que l’on s’arrange d’elle, tout être nouveau
Une victoire sur les êtres qui étaient déjà !
Et vous qui êtes l’Être parfait, vous n’avez pas empêché que je ne sois aussi !
Vous voyez cet homme que je fais et cet être que je prends en vous,
Ô mon Dieu, mon être soupire vers le vôtre !
Délivrez-moi de moi-même ! délivrez l’être de la condition !
Je suis libre, délivrez-moi de la liberté !
Je vois bien des manières de ne pas être, mais il n’y a qu’une manière seule
D’être, qui est d’être en vous, qui est vous-même !
L’eau
Appréhende l’eau, l’esprit odore l’essence.
Mon Dieu, qui avez séparé les eaux inférieures des eaux supérieures,
Mon cœur gémit vers vous, délivrez-moi de moi-même parce que vous êtes !
Qu’est-ce que cette liberté, et qu’ai-je à faire autre part ?
Il me faut vous soutenir.
Mon Dieu, je vois le parfait homme sur la croix, parfait sur le parfait Arbre.
Votre Fils et le nôtre, en votre présence et dans la nôtre cloué par les pieds et les mains de quatre clous,
Le cœur rompu en deux et les grandes Eaux ont pénétré jusqu’à son cœur !
Délivrez-moi du temps et prenez mon cœur misérable, prenez, mon Dieu, ce cœur qui bat !
Mais je ne puis forcer en cette vie
Vers vous à cause de mon corps et votre gloire est comme la résistance de l’eau salée !
La superficie de votre lumière est invincible et je ne puis trouver
Le défaut de vos éclatantes ténèbres !
 
Vous êtes là et je suis là.
Et vous m’empêchez de passer et moi aussi je vous empêche de passer.
Et vous êtes ma fin, et moi aussi je suis votre fin.
Et comme le ver le plus chétif se sert du soleil pour vivre et de la machine des planètes,
Ainsi pas un souffle de ma vie que je ne prenne à votre éternité.
Ma liberté est limitée par mon poste dans votre captivité et par mon ardente part au jeu !
Afin que pas ce rayon de votre lumière vie-créante qui m’était destiné n’échappe.
Et je tends les mains à gauche et à droite
Afin qu’aucune par moi
Lacune dans la parfaite enceinte qui est de vos créatures existe !
Il n’y a pas besoin que je sois mort pour que vous viviez !
Vous êtes en ce monde visible comme dans l’autre.
Vous êtes ici.
Vous êtes ici et je ne puis pas être autre part qu’avec vous.
Que m’arrive-t-il ? car c’est comme si ce vieux monde était maintenant fermé.
Comme jadis lorsqu’apportée du ciel la tête au-dessus du temple,
La clef de voûte vint capter la forêt païenne.
Ô mon Dieu, je le vois, la clef maintenant qui délivre,
Ce n’est point celle qui ouvre, mais celle-là qui ferme !
Vous êtes ici avec moi !
Il est fermé par votre volonté comme par un mur et par votre puissance comme par une très forte enceinte !
Et voici que comme Ézéchiel autrefois avec le roseau de sept coudées et demie,
Je pourrais aux quatre points cardinaux relever les quatre dimensions de la Cité.
Il est fermé, et voici soudain que toutes choses à mes yeux
Ont acquis la proportion et la distance.
Voici que Jérusalem et Sion se sont embrassées comme deux sœurs, celle du Ciel
Et l’Exilée qui dans le fleuve Khobar lave le linge des sacrifices,
Et que l’Église terrestre vers sa Consort royale lève sa tête couronnée de tours !
Salut donc, ô monde nouveau à mes yeux, ô monde maintenant total !
Ô credo entier des choses visibles et invisibles, je vous accepte avec un cœur catholique !
Où que je tourne la tête
J’envisage l’immense octave de la Création !
Le monde s’ouvre et, si large qu’en soit l’empan, mon regard le traverse d’un bout à l’autre.
J’ai pesé le soleil ainsi qu’un gros mouton que deux hommes forts suspendent à une perche entre leurs épaules.
J’ai recensé l’armée des Cieux et j’en ai dressé état,
Depuis les grandes Figures qui se penchent sur le vieillard Océan
Jusqu’au feu le plus rare englouti dans le plus profond abîme,
Ainsi que le Pacifique bleu-sombre où le baleinier épie l’évent d’un souffleur comme un duvet blanc.
Vous êtes pris et d’un bout du monde jusqu’à l’autre autour de Vous
J’ai tendu l’immense rets de ma connaissance.
Comme la phrase qui prend aux cuivres
Gagne les bois et progressivement envahit les profondeurs de l’orchestre,
Et comme les éruptions du soleil
Se répercutent sur la terre en crises d’eau et en raz-de-marée,
Ainsi du plus grand Ange qui vous voit jusqu’au caillou de la route et d’un bout de votre création jusqu’à l’autre,
Il ne cesse point continuité, non plus que de l’âme au corps ;
Le mouvement ineffable des Séraphins se propage aux Neuf ordres des Esprits,
Et voici le vent qui se lève à son tour sur la terre, le Semeur, le Moissonneur !
Ainsi l’eau continue l’esprit, et le supporte, et l’alimente,
Et entre
Toutes vos créatures jusqu’à vous il y a comme un lien liquide.
 
Je vous salue, ô monde libéral à mes yeux !
Je comprends par quoi vous êtes présent,
C’est que l’Éternel est avec vous, et qu’où est la Créature, le créateur ne l’a point quittée.
Je suis en vous et vous êtes à moi et votre possession est la mienne.
Et maintenant en nous à la fin
Éclate le commencement,
Éclate le jour nouveau, éclate dans la possession de la source je ne sais quelle jeunesse angélique !
Mon cœur ne bat plus le temps, c’est l’instrument de ma perdurance,
Et l’impérissable esprit envisage les choses passantes.
Mais ai-je dit passantes ? voici qu’elles recommencent.
Et mortelles ? il n’y a plus de mort avec moi.
Tout être, comme il est un
Ouvrage de l’Éternité, c’est ainsi qu’il en est l’expression.
Elle est présente et toutes choses présentes se passent en elle.
Ce n’est point le texte nu de la lumière : voyez, tout est écrit d’un bout à l’autre :
On peut recourir au détail le plus drôle : pas une syllabe qui manque.
La terre, le ciel bleu, le fleuve avec ses bateaux et trois arbres soigneusement sur la rive,
La feuille et l’insecte sur la feuille, cette pierre que je soupèse dans ma main,
Le village avec tous ces gens à deux yeux à la fois qui parlent, tissent, marchandent, font du feu, portent des fardeaux, complet comme un orchestre qui joue,
Tout cela est l’éternité et la liberté de ne pas être lui est retirée,
Je les vois avec les yeux du corps, je les produis dans mon cœur !
Avec les yeux du corps, dans le paradis je ne me servirai pas d’autres yeux que ceux-ci mêmes !
Est-ce qu’on dit que la mer a péri parce que l’autre vague déjà, et la troisième, et la décumane, succède
À celle-ci qui se résout triomphalement dans l’écume ?
Elle est contenue dans ses rivages, et le
Monde dans ses limites, rien ne se perd en ce lieu qui est fermé,
Et la liberté est contenue dans l’amour,
Ébat
En toutes choses d’inventer l’approximation la plus exquise, toute beauté dans son insuffisance.
Je ne vous vois pas, mais je suis continu avec ces êtres qui vous voient.
On ne rend que ce que l’on a reçu.
Et comme toutes choses de vous
Ont reçu l’être, dans le temps elles restituent l’éternel.
Et moi aussi
J’ai une voix, et j’écoute, et j’entends le bruit qu’elle fait.
Et je fais l’eau avec ma voix, telle l’eau qui est l’eau pure, et parce qu’elle nourrit toutes choses, toutes choses se peignent en elle.
Ainsi la voix avec qui de vous je fais des mots éternels ! je ne puis rien nommer que d’éternel.
La feuille jaunit et le fruit tombe, mais la feuille dans mes vers ne périt pas,
Ni le fruit mûr, ni la rose entre les roses !
Elle périt, mais son nom dans l’esprit qui est mon esprit ne périt plus. La voici qui échappe au temps.
Et moi qui fais les choses éternelles avec ma voix, faites que je sois tout entier
Cette voix, une parole totalement intelligible !
Libérez-moi de l’esclavage et du poids de cette matière inerte !
Clarifiez-moi donc ! dépouillez-moi de ces ténèbres exécrables et faites que je sois enfin
Toute cette chose en moi obscurément désirée.
Vivifiez-moi, selon que l’air aspiré par notre machine fait briller notre intelligence comme une braise !
Dieu qui avez soufflé sur le chaos, séparant le sec de l’humide,
Sur la Mer Rouge, et elle s’est divisée devant Moïse et Aaron,
Sur la terre mouillée, et voici l’homme,
Vous commandez de même à mes eaux, vous avez mis dans mes narines le même esprit de création et de figure.
Ce n’est point l’impur qui fermente, c’est le pur qui est semence de la vie.
Qu’est-ce que l’eau que le besoin d’être liquide
Et parfaitement clair dans le soleil de Dieu comme une goutte translucide ?
Que me parlez-vous de ce bleu de l’air que vous liquéfiez ? Ô que l’âme humaine est un plus précieux élixir !
Si la rosée rutile dans le soleil,
Combien plus l’escarboucle humaine et l’âme substantielle dans le rayon intelligible !
Dieu qui avez baptisé avec votre esprit le chaos
Et qui la veille de Pâques exorcisez par la bouche de votre prêtre la font païenne avec la lettre psi,
Vous ensemencez avec l’eau baptismale notre eau humaine
Agile, glorieuse, impassible, impérissable !
L’eau qui est claire voit par notre œil et sonore entend par notre oreille et goûte
Par la bouche vermeille abreuvée de la sextuple source,
Et colore notre chair et façonne notre corps plastique.
Et comme la goutte séminale féconde la figure mathématique, départissant
L’amorce foisonnante des éléments de son théorème,
Ainsi le corps de gloire désire sous le corps de boue, et la nuit
D’être dissoute dans la visibilité !
 
Mon Dieu, ayez pitié de ces eaux désirantes !
Mon Dieu, vous voyez que je ne suis pas seulement esprit, mais eau ! ayez pitié de ces eaux en moi qui meurent de soif !
Et l’esprit est désirant, mais l’eau est la chose désirée.
Ô mon Dieu, vous m’avez donné cette minute de lumière à voir,
Comme l’homme jeune pensant dans son jardin au mois d’août qui voit par intervalles tout le ciel et la terre d’un seul coup,
Le monde d’un seul coup tout rempli par un grand coup de foudre doré !
Ô fortes étoiles sublimes et quel fruit entraperçu dans le noir abîme ! ô flexion sacrée du long rameau de la Petite-Ourse !
Je ne mourrai pas.
Je ne mourrai pas, mais je suis immortel !
Et tout meurt, mais je croîs comme une lumière plus pure !
Et, comme ils font mort de la mort, de son extermination je fais mon immortalité.
Que je cesse entièrement d’être obscur !
Utilisez-moi !
Exprimez-moi dans votre main paternelle !
Sortez enfin
Tout le soleil qu’il y a en moi et capacité de votre lumière, que je vous voie
Non plus avec les yeux seulement, mais avec tout mon corps et ma substance et la somme de ma quantité resplendissante et sonore !
L’eau divisible qui fait la mesure de l’homme
Ne perd pas sa nature qui est d’être liquide
Et parfaitement pure par quoi toutes choses se reflètent en elle.
Comme ces eaux qui portèrent Dieu au commencement,
Ainsi ces eaux hypostatiques en nous
Ne cessent de le désirer, il n’est désir que de lui seul !
Mais ce qu’il y a en moi de désirable n’est pas mûr.
Que la nuit soit donc en attendant mon partage où lentement se compose de mon âme
La goutte prête à tomber dans sa plus grande lourdeur.
Laissez-moi vous faire une libation dans les ténèbres,
Comme la source montagnarde qui donne à boire à l’Océan avec sa petite coquille !
 
Mon Dieu qui connaissez chaque homme avant qu’il ne naisse par son nom,
Souvenez-vous de moi alors que j’étais caché dans la fissure de la montagne,
Là où jaillissent les sources d’eau bouillante et de ma main sur la paroi colossale de marbre blanc !
Ô mon Dieu quand le jour s’éteint et que Lucifer tout seul apparaît à l’Orient,
Nos yeux seulement, ce ne sont pas nos yeux seulement, notre cœur, notre cœur acclame l’étoile inextinguible,
Nos yeux vers sa lumière, nos eaux vers l’éclat de cette goutte glorifiée !
Mon Dieu, si vous avez placé cette rose dans le ciel, doué
De tant de gloire ce globule d’or dans le rayon de la lumière créée,
Combien plus l’homme immortel animé de l’éternelle intelligence !
Ainsi la vigne sous ses grappes traînantes, ainsi l’arbre fruitier dans le jour de sa bénédiction,
Ainsi l’âme immortelle à qui ce corps périssant ne suffit point !
Si le corps exténué désire le vin, si le cœur adorant salue l’étoile retrouvée,
Combien plus à résoudre l’âme désirante ne vaut point l’autre âme humaine ?
Et moi aussi, je l’ai donc trouvée à la fin, la mort qu’il me fallait ! J’ai connu cette femme. J’ai connu l’amour de la femme.
J’ai possédé l’interdiction. J’ai connu cette source de soif !
J’ai voulu l’âme, la savoir, cette eau qui ne connaît point la mort ! J’ai tenu entre mes bras l’astre humain !
Ô amie, je ne suis pas un dieu,
Et mon âme, je ne puis te la partager et tu ne peux me prendre et me contenir et me posséder.
Et voici que, comme quelqu’un qui se détourne, tu m’as trahi, tu n’es plus nulle part, ô rose!
Rose, je ne verrai plus votre visage en cette vie !
Et me voici tout seul au bord du torrent, la face contre terre,
Comme un pénitent au pied de la montagne de Dieu, les bras en croix dans le tonnerre de la voix rugissante !
Voici les grandes larmes qui sortent !
Et je suis là comme quelqu’un qui meurt, et qui étouffe et qui a mal au cœur, et toute mon âme hors de moi jaillit comme un grand jet d’eau claire !
Mon Dieu,
Je me vois et je me juge, et je n’ai plus aucun prix pour moi-même.
Vous m’avez donné la vie : je vous la rends ; je préfère que vous repreniez tout.
Je me vois enfin ! et j’en ai désolation, et la douleur intérieure en moi ouvre tout comme un œil liquide.
Ô mon Dieu, je ne veux plus rien, et je vous rends tout, et rien n’a plus de prix pour moi,
Et je ne vois plus que ma misère, et mon néant, et ma privation, et cela du moins est à moi !
Maintenant jaillissent
Les sources profondes, jaillit mon âme salée, éclate en un grand cri la poche profonde de la pureté séminale !
Maintenant je me suis parfaitement clair, tout
Amèrement clair, et il n’y a plus rien en moi
Qu’une parfaite privation de Vous seul !
 
Et maintenant de nouveau après le cours d’une année,
Comme le moissonneur Habacuc que l’Ange apporta à Daniel sans qu’il eût lâché l’anse de son panier,
L’esprit de Dieu m’a ravi tout d’un coup par dessus le mur et me voici dans ce pays inconnu.
Où est le vent maintenant ? où est la mer ? où la route qui m’a mené jusqu’ici !
Où sont les hommes ? il n’y a plus rien que le ciel toujours pur. Où est l’ancienne tempête ?
Je prête l’oreille : et il n’y a plus que cet arbre qui frémit.
J’écoute : et il n’y a plus que cette feuille insistante.
Je sais que la lutte est finie. Je sais que la tempête est finie !
Il y a eu le passé, mais il n’est plus. Je sens sur ma face un souffle plus froid,
Voici de nouveau la Présence, l’effrayante solitude, et soudain le souffle de nouveau sur ma face.
Seigneur, ma vigne est en ma présence et je vois que ma délivrance ne peut plus m’échapper.
Celui qui connaît la délivrance, il se rit maintenant de tous les liens, et qui comprendra le rire qu’il a dans son cœur ?
Il regarde toutes choses et rit.
Seigneur, il fait bon pour nous en ce lieu, que je ne retourne pas à la vue des hommes.
Mon Dieu, dérobez-moi à la vue de tous les hommes, que je ne sois plus connu d’aucun d’eux,
Et comme de l’étoile éternelle
Sa lumière, qu’il ne reste plus rien de moi voix seule.
Le verbe intelligible et la parole exprimée et la voix qui est l’esprit et l’eau !
Frère, je ne puis vous donner mon cœur, mais où la matière ne sert point vaut et va la parole subtile
Qui est moi-même avec une intelligence éternelle,
Écoute, mon enfant, et incline vers moi la tête, et je te donnerai mon âme.
Il y a bien des bruits dans le monde et cependant l’amant au cœur déchiré entend seul au haut de l’arbre le frémissement de la feuille sibylline.
Ainsi entre les voix humaines quelle est celle-ci qui n’est ni plus basse ni haute ?
Pourquoi donc seul l’entends-tu ? Parce que seule soumise à une mesure divine !
Parce qu’elle n’est tout entière que mesure même,
La mesure sainte, libre, toute-puissante, créatrice !
Ah, je le sens, l’esprit ne cesse point d’être porté sur les eaux !
Rien, mon frère, et toi-même,
N’existe que par une proportion ineffable et le juste nombre sur les eaux infiniment
divisibles !
Écoute, mon enfant, et ne me ferme point ton cœur, et accueille
L’invasion de la voix raisonnable, en qui est la libération de l’eau et de l’esprit, par qui sont
Expliqués et résolus tous les liens !
Ce n’est point la leçon d’un maître, ni le devoir qu’on donne à apprendre,
C’est un aliment invisible, c’est la mesure qui est au-dessus de toute parole,
C’est l’âme qui reçoit l’âme et toutes choses en toi sont devenues claires.
La voici donc au seuil de ma maison, la Parole qui est comme une jeune fille éternelle !
Ouvre la porte ! et la Sagesse de Dieu est devant toi comme une tour de gloire et comme une reine couronnée !
Ô ami, je ne suis point un homme ni une femme, je suis l’amour qui est au-dessus de toute parole !
Je vous salue, mon frère bien-aimé.
Ne me touchez point ! ne cherche pas à prendre ma main.
 

Pékin, 1906.

Cinq grandes odes, 1910

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