Charles Cros


Les Gens de lettres


 

I

 

Il était une fois un roi et une reine, qui étaient bien fâchés de ne pas avoir d’enfants.

Le roi, qui s’appelait Sa Majesté O, disait à la reine, qui s’appelait Sa Majesté É :

— Le ciel n’a pas béni notre union, il faut consulter votre marraine, la fée Araignée.

Le roi O avait un gros ventre. Quand il tapait dessus, ça faisait toc, toc. La reine E n’avait pas du tout de ventre, elle était sèche, comme un hareng saur. Et les enfants ne venaient pas.

On télégraphia à la fée Araignée, qui arriva par la cheminée avec trois gros choux qu’elle mit tout de suite dans une marmite et du bon lard, et du sel, et du poivre... Et puis elle trempa une grande soupe (il y en avait bien pour cent personnes) et la donna à manger à la reine É. La soupe aux choux faite par une fée, est fée aussi. Voilà pourquoi le reine É, si sèche d’abord, enfla, enfla, enfla. Et le lendemain matin on trouva, dans trois berceaux, le premier garni de satin groseille, le second garni de satin bouton d’or et le troisième garni de satin couleur du ciel sans nuages, trois petites princesses, qui étaient plus belles que les étoiles, que le soleil et que la lune.

La fée Araignée, qui était de la célèbre famille Aiou, si connue dans l’industrie des tissus, coupa son nom en trois et appela sa première filleule A, sa seconde I et sa troisième OU.

 

 

II

 

Les trois princesses devenaient plus belles encore en grandissant.

C’était charmant de les voir courir sous la feuillée, sifflant aux merles, volant aux papillons, cueillant la noisette nouvelle.

Un soir le roi O dit à la reine É :

— Il faut marier nos filles, les belles princesses A, I, OU. Pour la princesse A nous aurons de la peine, car elle est comme une oie, elle crie contre tous les gentilshommes et contre toutes les darnes de la cour. La princesse I, ce sera plus facile, elle rit toujours : nous la donnerons à un prince écervelé. Quant à la troisième, la petite OU, ça se fera sans nous ; elle a toujours peur, elle veut se sauver dans les bois, mais elle est à croquer.

La reine dit au roi :

— Que Votre Majesté n’oublie pas que nos trois princesses n’ont à elles trois qu’une seule chemise (bien légère), cadeau de leur marraine, la fée Araignée. Le peuple est écrasé d’impôts, et les tabacs ne nous fourniront jamais de quoi leur acheter d’autres chemises.

Le roi O dit :

— Oh !

Boum, boum, boum ! Qu’est-ce que c’est ? le canon ! Ah ! c’est une visite d’à côté. Est-ce le roi de Derrière-les-fagots, le voisin ? Non, ce sont ses trois fils, le prince P, le prince T et le prince K.

— Dis donc, bobonne, il y aurait peut-être moyen de placer nos trois princesses... Eh ! c’est à toi que je parle, dis donc, la reine, É, É, É. Tu dors ?

— Sire, mariez-les comme il vous plaira.

(Boum, boum !) Levons-nous, sire, et allons nous asseoir sur nos trônes, pour recevoir les princes.

Il faut dire que le roi X de Derrière-les-fagots n’était pas plus riche que le roi O. Il avait prié l’enchanteur Merlin d’être le parrain d’un fils, qui lui était promis par la reine Z. Mais quand Merlin vint au baptême, il vit qu’au lieu d’un fils, la reine Z en avait donné trois, qui furent appelés le prince P, le prince T et le prince K, comme on sait.

Mais Merlin l’enchanteur, ne comptant que sur un seul filleul, n’avait préparé qu’un seul cadeau. C’était un sabre magique à la poignée de saphir. Les plus grands enchanteurs ne peuvent pas changer leurs volontés. Aussi Merlin dit au roi X :

— Tant pis ! mes filleuls n’auront qu’un sabre pour eux trois.

Ce n’était pas l’avarice qui poussait Merlin, puisqu’il fit tomber, par sa magie, des étoiles filantes, qui devenaient des pralines, des dragées et des pièces de vingt francs. Il est vrai qu’avec la magie ça ne lui coûta pas quatre sous.

Le prince P devint un mangeur, le prince T devint un danseur, le prince K devint un chasseur.

 

 

III

 

Boum ! Boum ! Le roi O et la reine É sont assis sur leurs trônes.

Le prince P s’avance et dit :

— Oh ! roi O, voulez-vous me donner votre fille, la princesse A, en mariage ?

La reine É dit au roi O :

— Il est gourmand, il mange beaucoup, il mange trop, mais ça ira bien avec notre fille A. Accordez-la lui.

Le roi O dit :

— Prince P, je vous accorde ma fille A.

Alors le prince T s’avance et demande en mariage la princesse I qui se tordait de rire, et le prince K demande la main de la princesse OU, qui s’était sauvée derrière le buffet, mais qui était contente tout de même.

Les trois noces se firent le lendemain, au son du fifre et du tambour. Il y avait même des cloches qui sonnaient : do, si, la, do, si, la. On distribua des pommes de terre frites, des radis et du cidre, au peuple immense, qui bénissait le roi, la reine et les trois jeunes ménages.

Le roi, la larme à l’œil, donna un royaume (tout en se réservant ses droits de murs mitoyens) à chacun de ses gendres. Dans son enthousiasme paternel, il alla même jusqu’à redoubler leur noblesse.

Ainsi le prince P et la princesse A, ça faisait PA, ils devinrent la famille PAPA, des gens sérieux, qui mangent beaucoup ; de même le prince T et la princesse I formèrent la famille TITI, des gens qui dansent et rient toujours ; et le prince K, avec la princesse OU, ça fait KOUKOU, c’est l’amour, c’est mystérieux, c’est sous les bois. Coucou ! Coucou !

 

 

IV

 

Mais, dans le mariage, il faut du linge ! et la marraine n’avait donné qu’une seule chemise (et si légère) à ses trois filleules, en cadeau de noces. Oh ! elles avaient bien chacune leur manteau de princesse, brodé de perles d’Orient, mais en dessous il fallait mettre la seule chemise de marraine, et S. M. le roi O était pauvre, quoique descendant d’une race illustre.

Alors on s’arrangea tout de même. Le roi donna un grand bal pour les noces.

La princesse A avait la chemise.

Après la première danse, à neuf heures, elle alla se coucher.

Le prince P avait le sabre. Il le posa sur la table de nuit, de crainte des voleurs et pour montrer, selon la loi, que le mari doit aide et protection à sa femme.

À minuit la princesse dit :

— J’ai assez dormi, allons souper.

Et ils revinrent dans le bal. La princesse A dit à sa sœur la princesse I :

— La chemise est roulée dans ce bouquet de roses thé !

La princesse I s’en alla dormir dans sa chambre, ayant mis la chemise (si légère) qui sentait les roses thé.

Alors le prince P dit au prince T :

— Tu trouveras le sabre dans l’antichambre, au coin à droite. N’oublie pas la loi.

Le prince T trouva le sabre et courut aller voir si sa femme dormait. Elle dormait. Il mit le sabre à côté du lit, et s’endormit.

À trois heures du matin, la princesse I se réveilla en souriant à la vue du sabre, et le prince T vit qu’elle avait une chemise (bien légère). Elle dit :

— J’ai assez dormi, allons danser ! Laissez-moi me lever, attendez-moi en bas.

Et vite, elle roula la chemise et la mit dans un bouquet de marjolaine qui était là tout exprès. Elle passa son manteau perlé, et descendit.

En entrant dans le bal, elle donna à la princesse OU, qui dansait sa centième valse, le bouquet de marjolaine, en disant :

— Va vite te coucher, il est tard ; n’aie pas peur, ton prince te suit.

Oh ! elle avait bien peur, la princesse OU ; elle aurait voulu se sauver. Mais le bois est là-bas, bien noir, et si mouillé !

Le prince T dit au prince K :

— Le sabre est dans l’antichambre, au coin à droite. N’oublie pas la loi.

La princesse OU dormait dans sa chemise (si légère) quand le prince K vint dans la chambre. Il tira le sabre du fourreau, et s’endormit.

À six heures du matin, la princesse OU se réveille et dit :

— J’ai assez dormi, allons au bois !

 

 

V

 

Boum ! Boum ! Boum ! Ce n’est plus la fête, ni des visites, c’est la guerre.

L’ennemi attaque le royaume de trois côtés à la fois.

Le prince K saute sur le sabre, la princesse OU saute du lit, met son manteau et court à la guerre avec son prince. Elle n’a plus peur du tout.

Quand ils sont dans les bois, elle cueille des églantines et des lauriers.

Le prince K court à droite, court à gauche, court en face, et coupe la tête à tous les ennemis.

Le prince P et le prince T auraient bien voulu gagner la bataille, eux aussi. Mais sans le sabre — que faire ?

Les cloches se mirent à sonner pour la victoire. Les gens du peuple coururent tous au devant du vainqueur et de sa princesse. Puis on revint en bon ordre, chargés des riches dépouilles de l’ennemi.

Il y avait de l’or, il y avait de l’argent, pour des millions. Il y avait des robes de soie, des armures d’acier. Il y avait cent mille canons, autant de tonneaux de poudre, et cent fois autant d’obus. Il y avait aussi des tonneaux de vin, de cidre et de bière ; on n’a pas compté les jambons. Il y avait encore soixante mille caisses de fruits confits, et bien autre chose qu’on ne sait plus. Mais... pas de linge ; pas de sabres !

 

 

VI

 

Mais voici le char des vainqueurs, orné d’églantines et de lauriers. Le prince K tenait dans sa main trois sabres presque pareils, et tous trois signés : Merlin. Le sabre à la poignée de saphir était celui qui avait servi à gagner la bataille. Les deux autres, trouvés dans la vieille malle d’un colonel (comme par hasard, mais c’était Merlin qui avait préparé cette surprise), les deux sabres avaient, l’un une poignée de rubis, l’autre une poignée de topaze orientale.

La princesse OU avait sur ses genoux une cassette en lapis-lazuli treillagé d’or, qui contenait deux chemises (très légères), signées de la fée Araignée.

Le prince K descendit du char à droite, planta les trois sabres en terre entre lui et ses deux frères. Il fit signe aux canons : Boum ! boum ! boum ! Et les trois princes, levant chacun un sabre, saluèrent cet heureux jour.

En même temps, à gauche du char, la princesse OU donnait à ses deux sœurs la cassette en leur disant tout bas :

— Il y en a une pour chacune de vous.

Les princesses A et I comprirent bien que c’étaient des chemises, et elles embrassèrent tendrement leur sœur OU.

 

 

VII

 

Après des fêtes qui durèrent trois mois, on fit le partage de toutes les richesses conquises, et tes trois familles PAPA, TITI, KOUKOU prirent congé du roi O et de la reine É pour aller gouverner chacune leur royaume. Tous furent très heureux et eurent beaucoup d’enfants.


Le Collier de griffes, 1908

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