Théophile Gautier


Nostalgies d’Obélisques


 
 

I — L’Obélisque de Paris


 
Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine et pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;
 
Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.
 
Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne je suis-je debout encor,
 
Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramidion vermeil,
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !
 
Rhamsès ! un jour, mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula, fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.
 
La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la Chambre des députés.
 
Sur l’échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.
 
Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaète
Au blanc plumage, aux serres d’or.
 
La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,
 
Le Nil, géant à barbe blanche
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !
 
Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands Pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.
 
Jadis, devant ma pierre antique,
Le pschent au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;
 
Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.
 
Je vois, de janvier à décembre,
La procession de bourgeois,
Les Solons qui vont à la Chambre,
Et les Arthurs qui vont au Bois.
 
Oh ! dans cent ans, quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,
 
Et n’a pas même d’hypogées
À l’abri des corruptions,
Dortoirs où, par siècles rangées,
Plongent les générations !
 
Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux,
 
Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !
 
 
 

II — L’Obélisque de Luxor


 
Je veille, unique sentinelle
De ce grand palais dévasté,
Dans la solitude éternelle,
En face de l’immensité.
 
À l’horizon que rien ne borne,
Stérile, muet, infini,
Le désert sous le soleil morne,
Déroule son linceul jauni.
 
Au-dessus de la terre nue,
Le ciel, autre désert d’azur,
Où jamais ne flotte une nue,
S’étale implacablement pur.
 
Le Nil, dont l’eau morte s’étame
D’une pellicule de plomb,
Luit, ridé par l’hippopotame,
Sous un jour mat tombant d’aplomb ;
 
Et les crocodiles rapaces,
Sur le sable en feu des îlots,
Demi-cuits dans leurs carapaces,
Se pâment avec des sanglots.
 
Immobile sur son pied grêle,
L’ibis, le bec dans son jabot,
Déchiffre au bout de quelque stèle
Le cartouche sacré de Thot.
 
L’hyène rit, le chacal miaule,
Et, traçant des cercles dans l’air,
L’épervier affamé piaule,
Noire virgule du ciel clair.
 
Mais ces bruits de la solitude
Sont couverts par le bâillement
Des sphinx, lassé de l’attitude
Qu’ils gardent immuablement.
 
Produit des blancs reflets du sable
Et du soleil toujours brillant,
Nul ennui ne t’est comparable,
Spleen lumineux de l’Orient !
 
C’est toi qui faisais crier : « Grâce ! »
À la satiété des rois
Tombant vaincus sur leur terrasse ;
Et tu m’écrases de ton poids.
 
Ici jamais le vent n’essuie
Une larme à l’œil sec des cieux,
Et le temps fatigué s’appuie
Sur les palais silencieux.
 
Pas un accident ne dérange
La face de l’éternité ;
L’Égypte, en ce monde où tout change,
Trône sur l’immobilité.
 
Pour compagnons et pour amies,
Quand l’ennui me prend par accès,
J’ai les fellahs et les momies
Contemporaines de Rhamsès ;
 
Je regarde un pilier qui penche,
Un vieux colosse sans profil,
Et les canges à voile blanche
Montant ou descendant le Nil.
 
Que je voudrais comme mon frère,
Dans ce grand Paris transporté,
Auprès de lui, pour me distraire,
Sur une place être planté !
 
Là-bas, il voit à ses sculptures
S’arrêter un peuple vivant,
Hiératiques écritures,
Que l’idée épelle en rêvant.
 
Les fontaines juxtaposées
Sur la poudre de son granit
Jettent leurs brumes irrisées ;
Il est vermeil, il rajeunit !
 
Des veines roses de Syène
Comme moi cependant il sort,
Mais je reste à ma place ancienne ;
Il est vivant, et je suis mort !
 

Émaux et camées, 1852

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