Théophile Gautier


Pensée de minuit


 
Une minute encor, madame, et cette année,
Commencée avec vous, avec vous terminée,
          Ne sera plus qu’un souvenir.
Minuit ! voilà son glas que la pendule sonne,
Elle s’en est allée en un lieu d’où personne
          Ne peut la faire revenir.
 
Quelque part, loin, bien loin, par delà les étoiles,
Dans un pays sans nom, ombreux et plein de voiles,
          Sur le bord du néant jeté ;
Limbes de l’impalpable, invisible royaume
Où va ce qui n’a pas de corps ni de fantôme,
          Ce qui n’est rien, ayant été ;
 
Où va le son, où va le souffle ; où va la flamme,
La vision qu’en rêve on perçoit avec l’âme,
          L’amour de notre cœur chassé ;
La pensée inconnue éclose en notre tête ;
L’ombre qu’en s’y mirant dans la glace on projette ;
          Le présent qui se fait passé ;
 
Un acompte d’un an pris sur les ans qu’à vivre
Dieu veut bien nous prêter ; une feuille du livre
          Tournée avec le doigt du temps ;
Une scène nouvelle à rajouter au drame,
Un chapitre de plus au roman dont la trame
          S’embrouille d’instants en instants ;
 
Un autre pas de fait dans cette route morne
De la vie et du temps, dont la dernière borne,
          Proche ou lointaine, est un tombeau ;
Où l’on ne peut poser le pied qu’il ne s’enfonce,
Où de votre bonheur toujours à chaque ronce
          Derrière vous reste un lambeau.
 
Du haut de cette année avec labeur gravie,
Me tournant vers ce moi qui n’est plus dans ma vie
          Qu’un souvenir presque effacé,
Avant qu’il ne se plonge au sein de l’ombre noire,
Je contemple un moment, des yeux de la mémoire,
          Le vaste horizon du passé.
 
Ainsi le voyageur, du haut de la colline,
Avant que tout à fait le versant qui s’incline
          Ne les dérobe à son regard,
Jette un dernier coup d’œil sur les campagnes bleues
Qu’il vient de parcourir, comptant combien de lieues
          Il a fait depuis son départ.
 
Mes ans évanouis à mes pieds se déploient
Comme une plaine obscure où quelques points chatoient
          D’un rayon de soleil frappés :
Sur les plans éloignés qu’un brouillard d’oubli cache,
Une époque, un détail nettement se détache
          Et revit à mes yeux trompés.
 
Ce qui fut moi jadis m’apparaît : silhouette
Qui ne ressemble plus au moi qu’elle répète ;
          Portrait sans modèle aujourd’hui ;
Spectre dont le cadavre est vivant ; ombre morte
Que le passé ravit au présent qu’il emporte ;
          Reflet dont le corps s’est enfui.
 
J’hésite en me voyant devant moi reparaître,
Hélas ! et j’ai souvent peine à me reconnaître
          Sous ma figure d’autrefois,
Comme un homme qu’on met tout à coup en présence
De quelque ancien ami dont l’âge et dont l’absence
          Ont changé les traits et la voix.
 
Tant de choses depuis, par cette pauvre tête,
Ont passé ! dans cette âme et ce cœur de poète,
          Comme dans l’aire des aiglons,
Tant d’œuvres que couva l’aile de ma pensée
Se débattent, heurtant leur coquille brisée
          Avec leurs ongles déjà longs !
 
Je ne suis plus le même : âme et corps, tout diffère,
Hors le nom, rien de moi n’est resté ; mais qu’y faire ?
          Marcher en avant, oublier.
On ne peut sur le temps reprendre une minute,
Ni faire remonter un grain après sa chute
          Au fond du fatal sablier.
 
La tête de l’enfant n’est plus dans cette tête
Maigre, décolorée, ainsi que me l’ont faite
          L’étude austère et les soucis.
Vous n’en trouveriez rien sur ce front qui médite
Et dont quelque tourmente intérieure agite
          Comme deux serpents les sourcils.
 
Ma joue était sans plis, toute rose, et ma lèvre
Aux coins toujours arqués riait ; jamais la fièvre
          N’en avait noirci le corail.
Mes yeux, vierges de pleurs, avaient des étincelles
Qu’ils n’ont plus maintenant, et leurs claires prunelles
          Doublaient le ciel dans leur émail.
 
Mon cœur avait mon âge, il ignorait la vie,
Aucune illusion, amèrement ravie,
          Jeune, ne l’avait rendu vieux ;
Il s’épanouissait à toute chose belle,
Et dans cette existence encor pour lui nouvelle,
          Le mal était bien, le bien, mieux.
 
Ma poésie, enfant à la grâce ingénue,
Les cheveux dénoués, sans corset, jambe nue,
          Un brin de folle avoine en main,
Avec son collier fait de perles de rosée,
Sa robe prismatique au soleil irisée,
          Allait chantant par le chemin.
 
Et puis l’âge est venu qui donne la science :
J’ai lu Werther, René, son frère d’alliance,
          Ces livres, vrais poisons du cœur,
Qui déflorent la vie et nous dégoûtent d’elle,
Dont chaque mot vous porte une atteinte mortelle ;
          Byron et son don Juan moqueur.
 
Ce fut un dur réveil : ayant vu que les songes
Dont je m’étais bercé n’étaient que des mensonges,
          Les croyances, des hochets creux,
Je cherchai la gangrène au fond de tout, et, comme
Je la trouvai toujours, je pris en haine l’homme,
          Et je devins bien malheureux.
 
La pensée et la forme ont passé comme un rêve.
Mais que fait donc le temps de ce qu’il nous enlève ?
          Dans quel coin du chaos met-il
Ces aspects oubliés comme l’habit qu’on change,
Tous ces moi du même homme ? et quel royaume étrange
          Leur sert de patrie ou d’exil ?
 
Dieu seul peut le savoir, c’est un profond mystère ;
Nous le saurons peut-être à la fin, car la terre
          Que la pioche jette au cercueil
Avec sa sombre voix explique bien des choses ;
Des effets, dans la tombe, on comprend mieux les causes.
          L’éternité commence au seuil.
 
L’on voit... Mais veuillez bien me pardonner, madame,
De vous entretenir de tout cela. Mon âme,
          Ainsi qu’un vase trop rempli,
Déborde, laissant choir mille vagues pensées,
Et ces ressouvenirs d’illusions passées
          Rembrunissent mon front pâli.
 
« Eh ! que vous fait cela, dites-vous, tête folle,
De vous inquiéter d’une ombre qui s’envole ?
          Pourquoi donc vouloir retenir
Comme un enfant mutin sa mère par la robe,
Ce passé qui s’en va ? De ce qu’il vous dérobe
          Consolez-vous par l’avenir.
 
« Regardez ; devant vous l’horizon est immense ;
C’est l’aube de la vie et votre jour commence ;
          Le ciel est bleu, le soleil luit ;
La route de ce monde est pour vous une allée,
Comme celle d’un parc, pleine d’ombre et sablée ;
          Marchez où le temps vous conduit.
 
« Que voulez-vous de plus ? Tout vous rit, l’on vous aime.
— Oh ! vous avez raison, je me le dis moi-même,
          L’avenir devrait m’être cher ;
Mais c’est en vain, hélas ! que votre voix m’exhorte ;
Je rêve, et mon baiser à votre front avorte,
          Et je me sens le cœur amer. »
 

La Comédie de la Mort, 1838

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