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Les Misérables, 1862
Vous rappelez-vous notre douce vie,
Lorsque nous étions si jeunes tous deux,
Et que nous n’avions au cœur d’autre envie
Que d’être bien mis et d’être amoureux !
Lorsqu’en ajoutant votre âge à mon âge,
Nous ne comptions pas à deux quarante ans,
Et que, dans notre humble et petit ménage,
Tout, même l’hiver, nous était printemps !
Beaux jours ! Manuel était fier et sage,
Paris s’asseyait à de saints banquets,
Foy lançait la foudre, et votre corsage
Avait une épingle où je me piquais.
Tout vous contemplait. Avocat sans causes,
Quand je vous menais au Prado dîner,
Vous étiez jolie au point que les roses
Me faisaient l’effet de se retourner.
Je les entendais dire : Est-elle belle !
Comme elle sent bon ! quels cheveux à flots !
Sous son mantelet elle cache une aile ;
Son bonnet charmant est à peine éclos.
J’errais avec toi, pressant ton bras souple.
Les passants croyaient que l’amour charmé
Avait marié, dans notre heureux couple,
Le doux mois d’avril au beau mois de mai.
Nous vivions cachés, contents, porte close,
Dévorant l’amour, bon fruit défendu ;
Ma bouche n’avait pas dit une chose
Que déjà ton cœur avait répondu.
La Sorbonne était l’endroit bucolique
Où je t’adorais du soir au matin.
C’est ainsi qu’une âme amoureuse applique
La carte du Tendre au pays latin.
Ô place Maubert ! Ô place Dauphine
Quand, dans le taudis frais et printanier,
Tu tirais ton bas sur ta jambe fine,
Je voyais un astre au fond du grenier.
J’ai fort lu Platon, mais rien ne m’en reste ;
Mieux que Malebranche et que Lamennais
Tu me démontrais la bonté céleste
Avec une fleur que tu me donnais.
Je t’obéissais, tu m’étais soumise.
Ô grenier doré ! te lacer ! te voir
Aller et venir dès l’aube en chemise,
Mirant ton front jeune à ton vieux miroir !
Et qui donc pourrait perdre la mémoire
De ces temps d’aurore et de firmament,
De rubans, de fleurs, de gaze et de moire,
Où l’amour bégaye un argot charmant ?
Nos jardins étaient un pot de tulipe ;
Tu masquais la vitre avec un jupon ;
Je prenais le bol de terre de pipe,
Et je te donnais la tasse en japon.
Et ces grands malheurs qui nous faisaient rire !
Ton manchon brûlé, ton boa perdu !
Et ce cher portrait du divin Shakespeare
Qu’un soir pour souper nous avons vendu !
J’étais mendiant, et toi charitable.
Je baisais au vol tes bras frais et ronds.
Dante in-folio nous servait de table
Pour manger gaîment un cent de marrons.
La première fois qu’en mon joyeux bouge
Je pris un baiser à ta lèvre en feu,
Quand tu t’en allas décoiffée et rouge,
Je restai tout pâle et je crus en Dieu
Te rappelles-tu nos bonheurs sans nombre,
Et tous ces fichus changés en chiffons ?
Oh ! que de soupirs, de nos cœurs pleins d’ombre,
Se sont envolés dans les cieux profonds !

Commentaire (s)
Déposé par Cochonfucius le 6 août 2016 à 18h04Tripode bicéphale
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C’est un brave monstre, aimant bien la vie,
Il boit comme quatre, il mange pour deux,
Mais son chaste coeur n’a pas d’autre envie,
Il ne rêve pas d’être un amoureux.
Ça lui arrivait pendant son jeune âge,
Mais il a déjà plus de soixante ans,
Ainsi, dans son humble et petit ménage,
Il passe, tranquille, automne et printemps.
Il a fréquenté, jadis, de grands sages,
Il a partagé de joyeux banquets ;
Où sont-ils allés, ces gens de passage ?
Dans un cimetière, ou dans un troquet ? [Lien vers ce commentaire]
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