Francis Jammes

Le Deuil des primevères, 1901


Amsterdam


 

                           
À Émile van Mons.


Les maisons pointues ont l’air de pencher. On dirait
qu’elles tombent. Les mâts des vaisseaux qui s’embrouillent
dans le ciel sont penchés comme des branches sèches
au milieu de verdure, de rouge, de rouille,
de harengs saurs, de peaux de moutons et de houille.
 
Robinson Crusoé passa par Amsterdam,
(je crois, du moins, qu’il y passa), en revenant
de l’île ombreuse et verte aux noix de coco fraîches.
Quelle émotion il dut avoir quand il vit luire
Les portes énormes, aux lourds marteaux, de cette ville !...
 
Regardait-il curieusement les entresols
où les commis écrivent des livres de comptes ?
Eut-il envie de pleurer en resongeant
à son cher perroquet, à son lourd parasol
qui l’abritait dans l’île attristée et clémente ?
 
« Ô Éternel ! soyez béni », s’écriait-il
devant les coffres peinturlurés de tulipes.
Mais son cœur attristé par la joie du retour
regrettait son chevreau qui, aux vignes de l’île,
était resté tout seul et, peut-être, était mort.
 
Et j’ai pensé à ça devant les gros commerces
où l’on songe à des Juifs qui touchent des balances,
avec des doigts osseux noués de bagues vertes.
Vois ! Amsterdam s’endort sous les cils de la neige
dans un parfum de brume et de charbon amer.
 
Hier soir les globes blancs des bouges allumés,
d’où l’on entend l’appel sifflé des femmes lourdes,
pendaient comme des fruits ressemblant à des gourdes.
Bleues, rouges, vertes, les affiches y luisaient.
L’amer picotement de la bière sucrée
m’y a râpé la langue et démangé au nez.
 
Et, dans les quartiers juifs où sont les détritus,
on sentait l’odeur crue et froide du poisson.
Sur les pavés gluants étaient des peaux d’orange.
Une tête bouffie ouvrait des yeux tout larges,
un bras qui discutait agitait des ognons.
Rébecca, vous vendiez à de petites tables
quelques bonbons suants arrangés pauvrement...
 
On eût dit que le ciel, ainsi qu’une mer sale,
versât dans les canaux des nuages de vagues.
Fumée qu’on ne voit pas, le calme commercial
montait des toits cossus en nappes imposantes,
et l’on respirait l’Inde au confort des maisons.
 
Ah ! j’aurais voulu être un grand négociant,
de ceux qui autrefois s’en allaient d’Amsterdam
vers la Chine, confiant l’administration
de leur maison à de fidèles mandataires.
Ainsi que Robinson j’aurais devant notaire
signé pompeusement ma procuration.
 
Alors, ma probité aurait fait ma fortune.
Mon négoce eût fleuri comme un rayon de lune
sur l’imposante proue de mon vaisseau bombé.
J’aurais reçu chez moi les seigneurs de Bombay
qu’eût tentés mon épouse à la belle santé.
 
Un nègre aux anneaux d’or fût venu du Mogol
trafiquer, souriant, sous mon grand parasol !
Il aurait enchanté de ses récits sauvages
ma mince fille aînée, à qui il eût offert
une robe en rubis filé par des esclaves.
 
J’aurais fait faire les portraits de ma famille
par quelque habile peintre au sort infortuné :
ma femme belle et lourde, aux blondes joues rosées,
mes fils, dont la beauté aurait charmé la ville,
et la grâce diverse et pure de mes filles.
 
C’est ainsi qu’aujourd’hui, au lieu d’être moi-même,
j’aurais été un autre et j’aurais visité
l’imposante maison de ces siècles passés,
et que, rêveur, j’eusse laissé flotter mon âme
devant ces simples mots : là vécut Francis Jammes.
 

Commentaire (s)
Déposé par Duguine le 3 avril 2020 à 12h00

J’aime bien ce poème car cela permet de visualiser la ville bien décrite par le poète à son époque et j’espère la visiter un de ces jours.
Chantal Duguine

[Lien vers ce commentaire]

Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Соppéе : Lа Fаmillе du mеnuisiеr

Τоulеt : «Ιl plеuvаit. Lеs tristеs étоilеs...»

Lа Fоntаinе : Lе Lièvrе еt lеs Grеnоuillеs

Соppéе : «Lе sоir, аu соin du fеu, ј’аi pеnsé biеn dеs fоis...»

Сhéniеr : Сhrуsé

Klingsоr : Lа Ρоulе јаunе

Hаrаuсоurt : Αu tеmps dеs féеs

Dеspоrtеs : «Lе tеmps légеr s’еnfuit sаns m’еn аpеrсеvоir...»

Βruаnt : Соnаssе

Βruаnt : Соnаssе

☆ ☆ ☆ ☆

Fоrt : Lе Diаblе dаns lа nuit

Τоulеt : «Ιl plеuvаit. Lеs tristеs étоilеs...»

Τоulеt : «Νоus јеtâmеs l’аnсrе, Μаdаmе...»

Саrсо : Figаrо

Lесоntе dе Lislе : Lе Vœu suprêmе

Βаnvillе : Déсоr

Hugо : Rоndе pоur lеs еnfаnts

Ρаsquiеr : Сhаnsоn : «Νаguèrеs vоуаnt сеs bеаuх prés...»

Οrléаns : «Dеdаns mоn Livrе dе Ρеnséе...»

Сrоs : Sоnnеt métаphуsiquе

Cоmmеntaires récеnts

De Сосhоnfuсius sur Lе Diаblе dаns lа nuit (Fоrt)

De Сосhоnfuсius sur Lеs Yеuх gris (Viviеn)

De Сосhоnfuсius sur «Jе vеuх, mе sоuvеnаnt dе mа gеntillе аmiе...» (Rоnsаrd)

De Сurаrе- sur Lе Sоnnеur (Μаllаrmé)

De Jаdis sur «Viсtоriеusеmеnt fui lе suiсidе bеаu...» (Μаllаrmé)

De Gеоrgеs Lеmаîtrе sur «Lе sоir, аu соin du fеu, ј’аi pеnsé biеn dеs fоis...» (Соppéе)

De Jаdis sur Lе Vœu suprêmе (Lесоntе dе Lislе)

De Сurаrе- sur Sur lа Сrоiх dе nоtrе Sеignеur — Sа Саusе (Drеlinсоurt)

De Сurаrе- sur «Βаrquе, qui vаs flоttаnt sur lеs éсuеils du mоndе...» (Duplеssis-Μоrnау)

De Jаdis sur Sоnnеt d’Αutоmnе (Βаudеlаirе)

De Сhristiаn sur «J’еntrаis сhеz lе mаrсhаnd dе mеublеs, еt là, tristе...» (Νоuvеаu)

De Ρépé Hаsh sur «Сеpеndаnt qu’аu pаlаis dе prосès tu dеvisеs...» (Du Βеllау)

De Сurаrе_ sur Sоnnеt : «Quаnd је rеpоsеrаi dаns lа fоssе, trаnquillе...» (Gоudеаu)

De Сurаrе_ sur Lе Τоmbеаu dе Сhаrlеs Βаudеlаirе (Μаllаrmé)

De Vinсеnt sur Τоmbеаu du Ρоètе (Dеubеl)

De Xi’аn sur «Μоn âmе pаisiblе étаit pаrеillе аutrеfоis...» (Τоulеt)

De Lа Μusеrаntе sur Соntrе Ligurinus : «Τоut lе mоndе tе fuit...» (Dubоs)

De Vinсеnt sur «Un sоir, lе lоng dе l’еаu, еllе mаrсhаit pеnsivе...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De Xi’аn sur Lе Суgnе (Rеnаrd)

De Xi’аn sur «Sаintе Τhérèsе vеut quе lа Ρаuvrеté sоit...» (Vеrlаinе)

De Rоzès sur Lе Сinémа (Siсаud)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе