Francis Jammes


Fragment : Première partie


 
 

  C’est une matinée de Fête-Dieu. Le poète va mourir. Les fenêtres de sa chambre donnant sur un jardin qui est triste et ensoleillé, où le vieux chien à demi paralytique repose, étendu.
  Une guêpe y vole.
  Dans la chambre : le poète est dans son lit. Il a le délire. Tantôt il parle haut, tantôt je suppose que l’on entend ce qu’il dit. Sa mère prie et, de temps en temps, se relève pour poser sa main fraîche sur le front brûlant du malade.
  L’ami du poète et la fiancée du poète sont assis à une petite table. La flancée compte des gouttes qu’elle laisse tomber dans un bol. L’arni lit distraitement un morceau de papier.
  La chambre est simple. Trois globes sur la cheminée. Celui du milieu recouvre une petite vierge blanche, naïve et campagnarde en plâtre, je crois. Sous les deux autres il y a des fleurs et des épis artificiels enrubannés et ornés de papiers dorés et argentés.
  Par la tranquillité de l’azur torride, un ineffable et triste écho de la procession gémit.
  Des campanules gorgées d’azur, des joncs fleuris et froissés, des prêles qui forment une jonchée sur la route, des effluves d’une fraîcheur fânée s’élèvent.
  De la fenêtre, qui donne au midi, on pourrait voir une bannière d’or qui s’incline.


 

LA FIANCÉE


 
Bah !
 
 

L’AMI


 
            Qu’est-ce qu’il y a ?
 
 

LA FIANCÉE


 
                                                J’ai fait trembler la fiole...
Il en est tombé plus qu’il ne faut dans le bol.
C’est à recommencer. Passez-moi ce linge... Non... l’autre.
C’est ça.
 
 

L’AMI


 
              Voilà. Tenez la soucoupe dessous.
 
 

LA FIANCÉE


                                                                          Oui. C’est plus propre.
 

(On entend la rumeur lointaine de la procession.)


 

LE POÈTE


 
Maman ? Est-ce que c’est la fête du village ?
 
 

LA MÈRE


 
Calme-toi. Tu es mon fils chéri. Calme-toi.
 
 

LE POÈTE


 
Ouvrez les fenêtres.
 
 

L’AMI


 
                                Dites-lui qu’elles le sont, mais n’ouvrez pas.
 
 

LA MÈRE


 
La fenêtre est ouverte, ami, tu le vois bien ?...
 
 

LE POÈTE


 
Ah ! oui, elles le sont. Oh ! comme le jardin
est calme ! Là-bas je vois le vieux chien...
Il est couché dans les giroflées et les salades.
Je me souviens... Comme moi il est malade.
À quelle époque sommes-nous de ces saisons ?
Il me semble que c’est le mois de la moisson ?
— Et il me semble que j’attends aujourd’hui.
Ce matin clair est doux comme le soir tombant.
Il y a une obscurité fraîche sur le banc...
Il est probable que je ne m’y retrouverai pas
— là ! — puisqu’ils ont dit tout bas que j’étais très bas.
Relevez-moi un peu la tête ?
 
 

LA VIEILLE SERVANTE (elle entrouvre la porte).


 
                                                Mademoiselle,
Il n’y a plus de sucre.
 
 

LA FIANCÉE


 
                                        Va chez Estelle
en chercher, si le magasin est fermé. Fais vite.
 
 

LA VIEILLE SERVANTE


 
Oui, mademoiselle.
 
 

LA MÈRE (à la fiancée).


 
                                Ferme complètement la vitre,
cette procession a l’air de l’agiter.
 

(Les chants se rapprochent, de plus en plus harmonieux ; ils frémissent comme les ailes de pierre d’une église.)


 

LE POÈTE


 
Maman ?
 
 

LA MÈRE


 
                  Quoi, mon fils ?
 
 

LE POÈTE


 
                                        Peux-tu me dire mon âge ?
 
 

LA MÈRE


 
Calme-toi, mon fils chéri. Calme-toi — dis ?
 
 

LE POÈTE


 
Ah ! Cette musique est la fête du village
où l’on danse. Écoutez les pleurs des chalumeaux
sous la fraîcheur, de nuit au soleil, des ormeaux...
C’est comme le bruit, sur les joncs courbés, des eaux...
La fête ! il y a des tables et de gros verres...
Vois donc ! la limonade inonde le vieux banc ?
Ça m’inonde les bras et ça glace la table...
Mais est-ce donc vrai que tu sois malade ?...
Maman ! Maman ! Maman !
 
 

L’AMI (haut, à lui-même).


 
                                                Quel salaud de délire !
Ah ! bbâ ! J’ose pas faire de piqûre...
Ce fichu médecin est toujours en retard.
 
 

LA MÈRE (à l’ami).


 
Quelle heure est-il ?
 
 

L’AMI


 
                              Onze heures.
 
 

LA MÈRE


 
                                                      On ne sait pas
quelle heure il est quand on souffre comme ça.
 

(Elle prie. Le chant de la procession s’exalte. Il frémit sous l’azur torride. Il résonne comme une ruche, comme une pluie d’été sur l’eau.)


 

LE POÈTE (en lui-même).


 
Ce bruit, dans le jardin, est comme une prière..
Ce sont les doux moineaux qui effritent la pierre
de la muraille. Mais c’est la procession.
Ah ! Je reconnais bien la fraîcheur des prières
chantantes dans la frondaison bleue de la Fête-Dieu,
Je me souviens ! J’y suis, j’y suis. Chantons !
Dans mon cœur, ô mon Dieu, ont fleuri des blés bleus
sous le tranquille azur de cette matinée
où les chants, bien scandés, de la belle Fête-Dieu
flottent comme un parfum d’île de rosée.
Ô mon Dieu ! des vallées tu as pris les liserons
et ils chantent sous la forme de petites filles empesées
que l’on a frisées avec de l’eau sucrée
et dont les jolies bannières s’inclinent sous des rayons.
Elles portent avec beaucoup de soin
des gerbes artificielles et naïves où bougent
des grandes-marguerites, des bleuets, des coquelicots,
sous la musique où s’engouffre l’encens des foins lointains...
Ô mon Dieu ! je suis ému. Je me souviens...
Je t’offrais toute la pureté de mon cœur.
Des enfants grands comme ça étaient vêtus de rouge,
et c’est eux qui portaient des corbeilles de roses
et ton souffle passait dans les averses de couleur...
Ces enfants ils venaient, si petits que je me disais :
Est-ce qu’ils ne sont pas les roses qu’ils portent ?
Et l’azur qui s’ouvrait comme une immense porte
laissait tomber de l’âme sur ma tête fatiguée...
C’était plus pur que l’eau, plus pur que la lumière...
Les voix étaient comme l’écho d’un orage d’amour,
et mon cœur s’arrêtait, comme ébloui de jour,
devant l’innocence des pas des petites filles claires.
Ô Dieu ! Puisque ces enfants te célébraient,
puisqu’elles portaient dans leurs mains de pureté
les grains de blé et le soleil, le jour et l’ombre,
Je pousse vers toi un cri grand comme l’immensité...
... Ah ! je te dis merci ! Merci pour ce que je souffre...
Je meurs étouffé... Je suis moins devant toi
qu’un grain d’avoine au gré de l’orage qui souffle !
Oh ! écoutez ! là-bas se meurt ma triste pensée...
Oh ! écoutez — sur les campanules et les joncs écrasés,
dans les chants, dans les tourbillons d’encens, dans la pureté,
ma mort va passer, ma mort va passer
dans la procession cérémonieuse.

                                              (Haut)

Je meurs ! de l’air !
 
 

L’AMI (à la fiancée).


 
                              Il n’y a plus d’eau
dans la carafe. Est-ce que Marie est revenue ?
 

(La servante paraît)


 

LA FIANCÉE


 
La voilà. Marie, va chercher de l’eau au puits ?
 
 

LE PUITS


(Il chante sous les mains calleuses de la servante.)


Je suis le serviteur de la vieille servante,
et je pleure aujourd’hui et je crie sous ma rouille.
Ah ! pourquoi donc meurt-il, le jeune homme à l’âme claire,
qui s’amusait enfant à cueillir sur ma margelle
la gourde à la fleur jaune et le bleu liseron...
Mon Dieu ! ayez pitié du vieux puits qui regrette
le jeune enfant marqué du signe des poètes...
J’écoutais son babil et le bourdon des guêpes
pendant les lourds après-midi blancs des vêpres...
Mon Dieu ! Qu’il était doux ! Par moments, il tombait.
Il regardait, au fond de mon ombre, l’eau.
Il regardait les rosiers s’effeuiller sur mes dalles.
Il faisait la charité aux traîneurs de sandales.
Il venait, près de moi, par les déclins doux de l’Été.
Il regardait les poules au soleil onduler.
Il regardait sa mère dire son chapelet.
Il écoutait tes grains du chapelet trembler.
Il voyait, dans mon seau, sa bouche se refléter.
Il s’amusait, en puisant, à me faire crier.
Et maintenant, mon Dieu, je voudrais me briser,
parce qu’au tremblement de ma chaîne et de la servante
je sens que c’est pour la mort que l’on puise de l’eau.
 

La servante remplit la carafe. En passant elle touche


 

UNE ROSE TRÉMIÈRE (qui s’effeuille et chante).


 
Tu meurs ? Pourquoi meurs-tu ? Tu m’avais donnée
un jour de veille de Fête-Dieu à ta fiancée.
Elle m’avait mise à son corsage bleu, mais
le vent avait soufflé et j’étais tombée...
Alors ta fiancée m’avait ramassée
et, comme ma belle tige verte était cassée,
elle m’avait glissée, avec ses doigts de neige,
dans son corsage de neige où je m’étais fanée.
 

(Le chien a suivi la servante et s’est couché sur la descente de lit de son maître.)


 

LA PENSÉE DU CHIEN


 
Ô mon cher maître aimé ! Quand tu me donnais des coups
je t’aimais. Près de toi j’ai passé de longs jours,
mais maintenant ta voix ne sait plus m’appeler.
Je me souviens des jours où j’étais à tes pieds,
et que tu me regardais avec tristesse. Quand j’étais
un tout petit chien, tu me donnais du lait tiède,
et tu me caressais et j’étais comme fou.
Tu me mettais sur la table, tout petit, et, tout à coup,
j’aboyais.
 
 

LE POÈTE (en lui-même.)


 
                C’est le pauvre chien malade et ami.
Souvent je l’ai regardé lorsque, endormi,
il sommeillait sous un rayon de poussière oblique.
Mon cœur était amer et ne se consolait
qu’en le voyant ainsi, timide et résigné,
me regarder, puis refermer les yeux tout doucement.
Souvent, je me disais, en le regardant :
je mène ici une amère et triste existence.
Là-bas s’amusent et sont gais des jeunes gens
parce qu’ils ont des positions et de l’argent.
Mais mon cœur se calmait et ma gorge prête
à pleurer se détendait en regardant ce pauvre être
résigné qui était content de sa misère à mes pieds.
 
 

L’AMI


 
Chassez le chien. Il fait du bruit...
 

              (On chasse le chien.)


 

LE POÈTE


 
                                                          Si je pouvais
parler, je sais que le pauvre chien resterait.
Il a le droit de me voir mourir...
 

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