Jehan Rictus


Crève-Cœur


 
Eun’ fois j’ai cru que j’ me mariais
Par un matin d’amour et d’ Mai :
 
Il l’tait Menuit quand j’ rêvais ça,
Il l’tait Menuit, et j’ pionçais d’bout
Pour m’ gourer d’ la lance et d’ la boue
Dans l’encognur’ d’eun’ port’ cochère.
 
(Hein quell’ santé !) — Voui j’ me mariais
Par un matin d’amour et d’ Mai
N’avec eun’ jeuness’ qui m’aimait,
Qu’était pour moi tout seul ! ma chère !
 
Et ça s’ brassait à la campagne,
Loin des fortifs et loin d’ici,
Dans la salade et dans l’ persil,
Chez un bistrot qui f’sait ses magnes.
 
Gn’y avait eun’ tablée qu’était grande
Et su’ la nappe en damassé,
Du pain ! du vin ! des fleurs ! d’ la viande !
Bref, un gueul’ton à tout casser,
 
Et autour, des parents ! d’ la soce !
Des grouins d’ muffs ou d’ bons copains
Baba d’ me voir tourné rupin,
Contents tout d’ même d’êt’ à ma noce :
 
Ma colombe, selon l’usage,
Se les roulait dans la blancheur,
Et ses quinz’ berg’s et sa fraîcheur
F’saient rich’ment bien dans l’ paysage.
 
Je r’vois ses airs de tourterelle,
Ses joues pus bell’s que d’ la Montreuil
Et ses magnèr’s de m’ fair’ de l’œil
Comme eun’ personne naturelle,
 
Ses mirett’s bleues comme un beau jour,
Sa p’tit’ gueule en cœur framboisé
Et ses nichons gonflés d’amour,
Qu’étaient pas près d’êt’ épuisés,
 
Et moi qu’ j’ai l’air d’un vieux corbeau,
V’là qu’ j’étais comme un d’ la noblesse,
Fringué à neuf, pétant d’ jeunesse...
Ça peut pas s’ dir’ comm’ j’étais beau !
 
Je r’vois l’ décor... la tab’ servie
Ma femm’ ! la verdure et l’ ciel bleu,
Un rêv’ comm’ ça, vrai, nom de Dieu !
Ça d’vrait ben durer tout’ la vie.
 
(Car j’étais tell’ment convaincu
Que c’ que j’ raconte était vécu
Que j’ me rapp’lais pus, l’ diab’ m’emporte,
Que je l’ vivais sous eun’ grand porte ;
 
Et j’ me rapp’lais pas davantage,
Au cours de c’te fête azurée,
D’avoir avant mon « mariage »
Toujours moisi dans la purée.)
 
(Les vieux carcans qui jamais s’ plaint
Doiv’nt comm’ ça n’avoir des rêv’ries
Ousqu’y caval’nt dans des prairies
Comme au temps qu’y z’étaient poulains.)
 
V’nait l’ soir, lampions, festin nouveau,
Pis soûlé d’un bonheur immense
Chacun y allait d’ sa romance,
On gueulait comm’ des p’tits z’oiseaux !
 
Enfin s’am’nait l’heur’ la pus tendre
Après l’enlèv’ment en carriole,
La minute ousque l’ pus mariolle
Doit pas toujours savoir s’y prendre !
 
Dans eun’ carrée sourde et fleurie,
Dans l’ silence et la tapiss’rie,
Près d’un beau plumard à dentelles
Engageant à la... bagatelle,
 
J’ prenais « ma femme ! » et j’ la serrais
Pour l’ Enfin Seuls obligatoire
Comm’ dans l’ chromo excitatoire
Où deux poireaux se guign’nt de près...
 
Près ! ah ! si près d’ ma p’tit’ borgeoise
Que j’ crois que j’ flaire encor l’odeur
De giroflée ou de framboise
Qu’étaient les bouffées d’ sa pudeur.
 
J’y jasais : « Bonsoir ma Pensée, 
Mon lilas tremblant, mon lilas !
Ma petite Moman rosée, 
Te voilà, enfin ! Te voilà !
 
« Quand j’étais seul, quand j’étais nu,
Crevant, crevé, sans feu ni lieu,
Loufoque, à cran, tafeur, pouilleux,
Où étais-tu ? Que faisais-tu ?
 
« Ah ! que d’ chagrins, que d’ jours mauvais
Sans carl’, sans bécots, sans asile,
Que d’ goujats cruels, d’imbéciles,
Si tu savais, si tu savais...
 
« Mais à présent tout ça est loin...
Voici mon Cœur qui chante et pleure,
Viens-t’en vite au dodo, ma Fleur !... »
(Vrai c’est pas trop tôt qu’ j’aye un coin.)
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
« Ohé l’ poivrot là, l’ sans probloque ?
Vous feriez pas mieux d’ cravailler
Au lieur d’êt’ là à roupiller ?
Foutez-moi l’ camp ou... gar’ le bloc ! »
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Non tout’ ma vie j’ me rappell’rai
La gueul’ de cochon malhonnête
Qui s’ permettait d’ m’interpeller
Pass’ que j’y bouchais sa sonnette.
 
Alors, comm’ j’ le r’luquais d’ travers
Il a sorti trois revolvers,
Deux canifs et son trousseau d’ clefs !
Et y s’a foutu à gueuler :
 
« Au s’cours, à moi ! à l’aid’ ! Moman !
On m’ ratiboise ! on m’ saigne, on m’ viole...
Gn’y a pas d’ pet qu’y vienn’nt les z’agents,
Pus souvent qu’on verrait leur fiole ! »
 
Et moi qu’ j’allais p’têt’ arr’sauter
Et créer un beau fait-divers...
Mal réveillé d’ mon Song’ d’Été
J’ me suis ensauvé dans l’Hiver.
 

Les Soliloques du Pauvre, 1897

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