Jehan Rictus


Espoir


 
 

v


 
Comment qu’ ça s’ fait qu’ les taciturnes,
Les fout-la-faim, les gas comm’ moi,
Les membr’s du « Brasero nocturne »,
Gn’en a pus d’un su’ l’ pavé d’ bois ;
 
Ceuss qu’ ont du poil et d’ la fierté,
Les inconnus..., que tout l’ mond’ frôle,
Souffrent c’ qu’y souffr’nt sans rouspéter
Et pass’nt en couchant les épaules ?
 
C’est-y que quand le ventre est vide
On n’ peut rien autr’ que s’ résigner,
Comm’ le bétail au front stupide
Qui sent d’avanc’ qu’y s’ra saigné ?
 
Comment qu’ ça s’ fait qu’ la viande est lâche
Et qu’on n’ tent’rait pas un coup d’ chien
Et qu’ moins on peut... moins qu’on s’ maintient.
Pus on s’ cramponne et pus qu’on tâche ?
 
(Car c’est pas drôl’ d’êt’ sans coucher
Pour la raison qu’on est fauché,
Ou d’ pas s’ connaître eun’ tit’ maîtresse
À caus’ qu’on est dans la détresse !)
 
(L’ droit au baiser existe trop
Pour les rupins qu’ est débauchés,
Pour les barbes, pour les michets ;
Le sans-pognon, lui, bais’... la peau !)
 
(Pourtant, vrai, on sait c’ qu’est la Vie
Qui s’ traduit par l’ mêm’ boniment
Qu’ dans la galette ou l’ sentiment
On vous fait jamais qu’ des vach’ries !)
 
Donc, comment qu’ ça s’ fait qu’on fait rien,
Qu’on a cor’ la forc’ de poursuivre
Et qu’ malgré tout, ben, on s’ laiss’ vivre
À la j’ m’en-fous, à la p’têt’-bien ?
 
Oh ! C’est qu’ chacun a sa chimère
Et qu’ pus il est bas l’ purotain,
Pus qu’y marin’ dans les misères,
Pus que son gniasse est incertain,
 
Et qu’ moins y sait où donner d’ l’aile,
Comme en plein jour l’oiseau du soir,
Pus qu’y se r’suc’ dans la cervelle
Deux grains d’ mensonge et un d’espoir !
 
Espoir de quoi ? Dam’ ! ça dépend :
Gn’en a qu’ espèr’nt en eun’ Justice,
D’aut’s en la Gloir’ (ça, c’est un vice...
Leur faut dans l’ fign’ trois plum’s de paon !)
 
Mais l’ pus grand nombr’... l’est comm’ mézigue,
Y rêv’ d’un coin qui s’rait quéqu’ part,
N’importe, y n’ sait, où, pour sa part,
Y verrait flancher sa fatigue :
 
Un endroit ousque, sans charger,
Ça r’ssemblerait à d’ la vraie Vie,
À d’ l’Amour et à du manger,
Mais pas comm’ dans les théories.
 
Un soir d’été, deux brins d’ persil,
Eun’ tit’ bicoque à la campagne
Et quéqu’ chose à s’ mett’ dans l’ fusil.
(C’est pas des châteaux en Espagne !)
 
Car y vient eune heure à la fin
Où qu’ chacun veut vivre en artisse :
L’ rupin... à caus’ des rhumatisses
Et l’ pauvr’ pour bouffer à sa faim.
 
Voui ! D’ la guimauv’, du sirop d’ gomme
Pour chacun en particulier ;
Mais v’là l’ chiendent, v’là l’ singulier,
On vourait ça pour tous les Hommes !
 
 
 

vi


 
Car, gn’a pas, on est fatigué,
On n’ donn’ pus dans la Politique,
Ses pantins noirs et leur chiqué ;
On sait qu’ tout ça, c’est des « pratiques ».
 
On rigol’ d’eun’ Fraternité
Où mêm’ quand c’est l’ Milord qu’ étrenne
Et qu’ c’est son tour d’êt’ dans la peine,
Ses frangins (!) l’y laissent barboter.
 
On s’ fout d’un Dieu qui, s’il existe,
A sûr’ment dû nous oublier ;
Car d’pis l’ temps qu’on l’a supplié,
L’aurait pu fair’ la Vie moins triste !
 
On commenc’ par avoir son crible
Des loufoqu’ries de nos Aïeux ;
On vourait pas, si c’tait possible,
On vourait pas trinquer pour eux...
 
Nous on est droits... nous on respire
(Ça n’est déjà pas si cocasse) ;
Porquoi qu’y faut payer la casse
Du preumier et du s’cond Empire ?
 
On a soupé des comédies,
Des moral’s, des phizolofies,
L’Homm’ doit pus fair’ que son plaisir
Et la beauté de ses désirs.
 
On s’en fout des Idéalisses
Qui su’ not’ râb’ se chamaillaient,
Et des z’avocats socialisses
Poilus, gueulards et marseillais !
 
On marche pus pour êt’ martyrs
Ou d’ la confitur’ d’insurgés,
Comm’ ceuss dont les z’oss’ments doiv’nt dire :
— Malheur ! Quand c’est qu’on s’ra vengés ?
 
Porquoi qu’on s’rait viande à mitrailles
Pour flingots à « persécussions » ?
De Fourmies on r’monte à Versailles,
C’est toujours les mêm’s solutions.
 
On croit s’ battr’ pour l’Humanité,
J’ t’en fous... c’est pour qu’ les Forts s’engraissent
Et c’est pour que l’ Commerce y r’naisse
Avec bien pus d’ sécurité.
 
On se souvient des Communeux
Dont on questionnait la cervelle
En leur enfonçant les vitreux
À coups d’ sorlots et d’ point’s d’ombrelles
 
Et quand on r’tombe au temps présent,
On n’ trouv’ pas ça pus amusant ;
Y font vomir les satisfaits
À qui pus rien ne fait d’effet ;
 
Et vomir, les poir’s, les bett’raves,
Les résignés à tronch’s d’esclaves
Et tous les genr’s de révoltés
Qui finissent par êt’... députés !
 
Nous, on veut pus se l’ laisser mettre,
Vaut mieux s’ tourner les pouc’s en rond ;
Quand un larbin y parvient maître
L’ est cor pus carn’ que son patron !
 
De quoi ? S’ fair’ scier pour ces gas-là ?
Fair’ monter l’ tirag’ des gazettes ?
Y val’nt pas l’ coup, vrai, nom de l’ là,
Qu’y z’y rest’nt aux wouater-clozettes !
 
À part quéqu’s-uns qu’ ont d’ la bonté,
Les aut’s sont par trop sûrs d’eux-mêmes ;
Laissons les flemmards à leur flemme
Et les salauds dans leur sal’té !
 
Voui, qu’y z’y pionc’nt dans leur purin
Fait d’or, d’ laideurs et d’arrogance ;
Vrai, y manqu’nt par trop d’élégance.
Y m’ dégout’nt, mes Contemporains !
 
 
 

vii


 
Donc, chacun il a sa chimère,
(Mêm’ qu’il en est l’unique amant) ;
Bibi a la sienne également...
Suffit... j’ m’entends... c’est m’ n’ affaire !
 
Voui, j’ suis un typ’, moi, j’en ai d’ bonnes ;
Quand les aut’s y sont dans leur lit,
Bibi y trimballe eun’ Madone :
Notre-Dame-des-Démolis !
 
Et pis l’ pus crevant d’ l’aventure,
Qui fait mon chagrin panaché,
C’est qu’ c’est lorsque j’ suis l’ pus fauché,
L’ pus dans la nasse el’ pus dans l’ordure,
 
C’est quand j’ vaudrais pas mêm’ eun’ claque,
Quand j’ donn’rais pas deux ronds d’ ma peau
Et qu’ « le long, le long du ruisseau »
J’ vourais m’ fondre et devenir flaque,
 
C’est quand j’ me sens l’ pus loqu’taillon,
Quand j’ mâch’ mes cris comm’ des cartouches,
C’est quand j’ suis l’ pus rauque et farouche
Qu’a m’apparaît comme un rayon !
 
Voui, quand j’ vas ruer dans les brancards,
Tout par un coup v’là qu’a s’élève,
La Cell’ qui dort au fond d’ mes rêves
Comme eun’ bonn’ Vierg’ dans un placard !
 
Qui c’est ? J’ sais pas, mais alle est belle :
A s’ lève en moi en Lun’ d’Été,
Alle est postée en sentinelle
Comme un flambeau, comme eun’ clarté !
 
A m’ guette, alle écout’ si j’ l’appelle
Du fond du soir et du malheur ;
Mêm’ qu’alle a les tétons en fleur
Et tout l’Amour dans les prunelles !
 
Qui c’est ? J’ sais pas... p’têt’ la Beauté
(À moins qu’ ça n’ soye la Charité).
En tous cas c’est moi qu’alle attend
Et v’là déjà pas mal de temps !
 
Sûr qu’ c’est pas eun’ gerce à la roue
Qui m’ mépris’ra pour manqu’ de carme
Et tant que j’ pilonn’rai la boue
Arpions en sang, châsses en larmes.
 
Sûr que c’est pas eune Égérie
Qui, bien qu’ repoussant du flingot,
F’rait p’têt’ sa tourte et sa sûrie
Pass’ que j’ jacqu’trai en parigot ;
 
Et non pus eun’ fill’ de romances
Qui s’enverrait l’Hercul’ du Nord
Ou, pour endormir ses souffrances,
M’ f’rait des queues avec un ténor !
 
Ni eun’ virago, sac à schnick,
Qui, pour soigner mon estomac,
M’ pass’rait tous les jours à tabac
Comm’ si qu’ j’aye épousé un flic (!)
 
Ni eun’ bergeois’ qui f’rait ses magnes
(Eune épateus’ de calicots)
Et l’ raflût des toupies d’All’magne
(Voyez rayon des boucicauts).
 
Ni eun’ détraquée, eun’ pourrie,
Eune écriveuse à faux jaspin,
Ni eun’ poufiasse à front d’ Marie
Qui s’appuierait des marloupins.
 
Qui c’est ? J’ sais pas, alle est si loin !
Alle est si pâl’ dans l’ soir qui tombe
Qu’on jur’rait qu’a sort de la tombe
Ousqu’on s’ marierait sans témoins.
 
Mais à forc’ d’errer et d’ muser
Su’ des kilomèt’s de bitume,
Quéqu’ soir d’horreur et d’amertume
J’ me cogn’rai p’têt’ dans son baiser !
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
 
(— Mais d’ qui donc, feignant, mâche-angoisse, 
Princ’ des Couillons, mine à croquis,
Gibier d’ Poissy qu’a l’ taf qu’on l’ poisse,
Non, mais dis-nous donc l’ baiser d’ qui ?
 
— T’en as d’ l’astuc’, c’est épatant !
Ousqu’alle est ta Blanch’, ta Radieuse,
Tu t’es pas vu, eh ! dégoûtant,
Toi et ta requimpett’ pouilleuse ?)
 
.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 
 
Ben, ma foi, si gn’a pas moyen,
C’est pas ça qu’ empêch’ra que j’ l’aime !
Allons, r’marchons, suivons not’ flemme
Rêvons toujours, ça coûte rien !
 

Les Soliloques du Pauvre, 1897

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