Lamartine

Voyage en Orient, 1835


Gethsémani


 

ou


 

la Mort de Julia


 
Je fus dès la mamelle un homme de douleur ;
Mon cœur, au lieu de sang, ne roule que des larmes ;
Ou plutôt de ces pleurs Dieu m’a ravi les charmes,
Il a pétrifié les larmes dans mon cœur.
L’amertume est mon miel, la tristesse est ma joie ;
Un instinct fraternel m’attache à tout cercueil ;
Nul chemin ne m’arrête, à moins que je n’y voie
        Quelque ruine ou quelque deuil !
 
Si je vois des champs verts qu’un ciel pur entretienne,
De doux vallons s’ouvrant pour embrasser la mer,
Je passe, et je me dis avec un rire amer :
Place pour le bonheur, hélas ! Et non la mienne !
Mon esprit n’a d’écho qu’où l’on entend gémir ;
Partout où l’on pleura mon âme a sa patrie :
Une terre de cendre et de larmes pétrie
        Est le lit où j’aime à dormir.
 
Demandez-vous pourquoi ? Je ne pourrais le dire :
De cet abîme amer je remuerais les flots,
Ma bouche pour parler n’aurait que des sanglots.
Mais déchirez ce cœur, si vous voulez y lire !
La mort dans chaque fibre a plongé le couteau ;
Ses battements ne sont que lentes agonies,
Il n’est plein que de morts comme des gémonies ;
        Toute mon âme est un tombeau !
 
Or quand je fus aux bords où le christ voulut naître,
Je ne demandai pas les lieux sanctifiés
Où les pauvres jetaient les palmes sous ses pieds,
Où le verbe à sa voix se faisait reconnaître,
Où l’Hosanna courait sur ses pas triomphants,
Où sa main, qu’arrosaient les pleurs des saintes femmes,
Essuyant de son front la sueur et les flammes,
        Caressait les petits enfants :
 
Conduisez-moi, mon père, à la place où l’on pleure,
À ce jardin funèbre où l’homme de salut,
Abandonné du père et des hommes, voulut
Suer le sang et l’eau qu’on sue avant qu’on meure !
Laissez-moi seul, allez ; j’y veux sentir aussi
Ce qu’il tient de douleur dans une heure infinie :
Homme de désespoir, mon culte est l’agonie ;
        Mon autel à moi, c’est ici !
 
Il est, au pied poudreux du jardin des Olives,
Sous l’ombre des remparts d’où s’écroula Sion,
Un lieu d’où le soleil écarte tout rayon,
Où le Cédron tari filtre entre ses deux rives :
Josaphat en sépulcre y creuse ses coteaux ;
Au lieu d’herbe, la terre y germe des ruines,
Et des vieux troncs minés les traînantes racines
        Fendent les pierres des tombeaux.
 
Là, s’ouvre entre deux rocs la grotte ténébreuse
Où l’homme de douleur vint savourer la mort,
Quand, réveillant trois fois l’amitié qui s’endort,
Il dit à ses amis : « Veillez ; l’heure est affreuse ! »
La lèvre, en frémissant, croit encore étancher
Sur le pavé sanglant les gouttes du calice,
Et la moite sueur du fatal sacrifice
        Sue encore aux flancs du rocher.
 
Le front dans mes deux mains, je m’assis sur la pierre,
Pensant à ce qu’avait pensé ce front divin,
Et repassant en moi, de leur source à leur fin,
Ces larmes dont le cours a creusé ma carrière.
Je repris mes fardeaux et je les soulevai ;
Je comptai mes douleurs, mort à mort, vie à vie ;
Puis dans un songe enfin mon âme fut ravie.
        Quel rêve, grand dieu, je rêvai !
 
J’avais laissé non loin, sous l’aile maternelle,
Ma fille, mon enfant, mon souci, mon trésor.
Son front à chaque été s’accomplissait encor ;
Mais son âme avait l’âge où le ciel les rappelle :
Son image de l’œil ne pouvait s’effacer,
Partout à son rayon sa trace était suivie,
Et, sans se retourner pour me porter envie,
        Nul père ne la vit passer.
 
C’était le seul débris de ma longue tempête,
Seul fruit de tant de fleurs, seul vestige d’amour,
Une larme au départ, un baiser au retour,
Pour mes foyers errants une éternelle fête ;
C’était sur ma fenêtre un rayon de soleil,
Un oiseau gazouillant qui buvait sur ma bouche,
Un souffle harmonieux la nuit près de ma couche,
        Une caresse à mon réveil !
 
C’était plus : de ma mère, hélas ! c’était l’image ;
Son regard par ses yeux semblait me revenir,
Par elle mon passé renaissait avenir,
Mon bonheur n’avait fait que changer de visage ;
Sa voix était l’écho de dix ans de bonheur,
Son pas dans la maison remplissait l’air de charmes,
Son regard dans mes yeux faisait monter les larmes,
        Son sourire éclairait mon cœur.
 
Son front se nuançait à ma moindre pensée,
Toujours son bel œil bleu réfléchissait le mien ;
Je voyais mes soucis teindre et mouiller le sien,
Comme dans une eau claire une ombre est retracée,
Mais tout ce qui montait de son cœur était doux,
Et sa lèvre jamais n’avait un pli sévère
Qu’en joignant ses deux mains dans les mains de sa mère,
        Pour prier Dieu sur ses genoux !
 
Je rêvais qu’en ces lieux je l’avais amenée,
Et que je la tenais belle sur mon genou,
L’un de mes bras portant ses pieds, l’autre son cou ;
Ma tête sur son front tendrement inclinée.
Ce front, se renversant sur le bras paternel,
Secouait l’air bruni de ses tresses soyeuses ;
Ses dents blanches brillaient sous ses lèvres rieuses,
        Qu’entrouvrait leur rire éternel.
 
Pour me darder son cœur et pour puiser mon âme,
Toujours vers moi, toujours ses regards se levaient,
Et dans le doux rayon dont mes yeux la couvraient,
Dieu seul peut mesurer ce qu’il brillait de flamme.
Mes lèvres ne savaient d’amour où se poser ;
Elle les appelait comme un enfant qui joue,
Et les faisait flotter de sa bouche à sa joue,
        Qu’elle dérobait au baiser !
 
Et je disais à Dieu, dans ce cœur qu’elle enivre :
« Mon dieu ! Tant que ces yeux luiront autour de moi,
Je n’aurai que des chants et des grâces pour toi ;
Dans cette vie en fleurs c’est assez de revivre.
Va, donne-lui ma part de tes dons les plus doux,
Effeuille sous mes pas ses jours en espérance,
Prépare-lui sa couche, entrouvre-lui d’avance
        Les bras enchaînés d’un époux ! »
 
Et, tout en m’enivrant de joie et de prière,
Mes regards et mon cœur ne s’apercevaient pas
Que ce front devenait plus pesant sur mon bras,
Que ses pieds me glaçaient les mains, comme la pierre.
« Julia ! Julia ! d’où vient que tu pâlis ?
Pourquoi ce front mouillé, cette couleur qui change ?
Parle-moi, souris-moi ! Pas de ces jeux, mon ange !
        Rouvre-moi ces yeux où je lis ! »
 
Mais le bleu du trépas cernait sa lèvre rose,
Le sourire y mourait à peine commencé,
Son souffle raccourci devenait plus pressé,
Comme les battements d’une aile qui se pose.
L’oreille sur son cœur, j’attendais ses élans ;
Et quand le dernier souffle eut enlevé son âme,
Mon cœur mourut en moi comme un fruit que la femme
        Porte mort et froid dans ses flancs !
 
Et sur mes bras raidis portant plus que ma vie,
Tel qu’un homme qui marche après le coup mortel,
Je me levai debout, je marchai vers l’autel,
Et j’étendis l’enfant sur la pierre attiédie,
Et ma lèvre à ses yeux fermés vint se coller ;
Et ce front déjà marbre était tout tiède encore,
Comme la place au nid d’où l’oiseau d’une aurore
        Vient à peine de s’envoler !
 
Et je sentis ainsi, dans une heure éternelle,
Passer des mers d’angoisse et des siècles d’horreur,
Et la douleur combla la place où fut mon cœur ;
Et je dis à mon Dieu : « Mon Dieu, je n’avais qu’elle !
Tous mes amours s’étaient noyés dans cet amour ;
Elle avait remplacé ceux que la mort retranche ;
C’était l’unique fruit demeuré sur la branche
        Après les vents d’un mauvais jour.
 
C’était le seul anneau de ma chaîne brisée,
Le seul coin pur et bleu dans tout mon horizon ;
Pour que son nom sonnât plus doux dans la maison,
D’un nom mélodieux nous l’avions baptisée.
C’était mon univers, mon mouvement, mon bruit,
La voix qui m’enchantait dans toutes mes demeures,
Le charme ou le souci de mes yeux, de mes heures ;
        Mon matin, mon soir et ma nuit ;
 
Le miroir où mon cœur s’aimait dans son image,
Le plus pur de mes jours sur ce front arrêté,
Un rayon permanent de ma félicité,
Tous tes dons rassemblés, Seigneur, sur un visage ;
Doux fardeau qu’à mon cou sa mère suspendait,
Yeux où brillaient mes yeux, âme à mon sein ravie,
Voix où vibrait ma voix, vie où vivait ma vie,
        Ciel vivant qui me regardait.
 
Eh bien ! Prends, assouvis, implacable justice,
D’agonie et de mort ce besoin immortel ;
Moi-même je l’étends sur ton funèbre autel.
Si je l’ai tout vidé, brise enfin mon calice !
Ma fille, mon enfant, mon souffle ! La voilà !
La voilà ! J’ai coupé seulement ces deux tresses
Dont elle m’enchaînait hier dans ses caresses,
        Et je n’ai gardé que cela ! »
 
Un sanglot m’étouffa, je m’éveillai. La pierre
Suintait sous mon corps d’une sueur de sang ;
Ma main froide glaçait mon front en y passant ;
L’horreur avait gelé deux pleurs sous ma paupière.
Je m’enfuis : l’aigle au nid est moins prompt à courir.
Des sanglots étouffés sortaient de ma demeure
L’amour seul suspendait pour moi sa dernière heure :
        Elle m’attendait pour mourir !
 
Maintenant tout est mort dans ma maison aride,
Deux yeux toujours pleurant sont toujours devant moi ;
Je vais sans savoir où, j’attends sans savoir quoi ;
Mes bras s’ouvrent à rien et se ferment à vide.
Tous mes jours et mes nuits sont de même couleur ;
La prière en mon sein avec l’espoir est morte.
Mais c’est Dieu qui t’écrase, ô mon âme ! Sois forte,
        Baise sa main sous la douleur !
 

Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Jасоb : Lе Dépаrt

Βеrtrаnd : Μоn Βisаïеul

Ρоnсhоn : Lе Gigоt

Lа Fоntаinе : Lе Сhаrtiеr еmbоurbé

Jасоb : Silеnсе dаns lа nаturе

Βоilеаu : Sаtirе VΙΙΙ : «Dе tоus lеs аnimаuх qui s’élèvеnt dаns l’аir...»

Sigоgnе : «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...»

Du Βеllау : «Соmtе, qui nе fis оnс соmptе dе lа grаndеur...»

Βаudеlаirе : Αu Lесtеur

Сhrеtiеn dе Τrоуеs : «Се fut аu tеmps qu’аrbrеs flеurissеnt...»

Τоulеt : «Dаns lе lit vаstе еt dévаsté...»

Riсtus : Jаsаntе dе lа Viеillе

☆ ☆ ☆ ☆

Lаfоrguе : Соmplаintе d’un аutrе dimаnсhе

Vеrlаinе : Lе Dеrniеr Dizаin

Νоël : Visiоn

Siеfеrt : Vivеrе mеmеntо

Dеshоulièrеs : Sоnnеt burlеsquе sur lа Ρhèdrе dе Rасinе

Τоulеt : «Τоi qui lаissеs pеndrе, rеptilе supеrbе...»

Siсаud : Lа Grоttе dеs Léprеuх

Соppéе : «Сhаmpêtrеs еt lоintаins quаrtiеrs, је vоus préfèrе...»

Cоmmеntaires récеnts

De Сurаrе= sur Οisеаuх dе pаssаgе (Riсhеpin)

De Сurаrе- sur «Ιl n’еst riеn dе si bеаu соmmе Саlistе еst bеllе...» (Μаlhеrbе)

De Сосhоnfuсius sur Lа Соlоmbе pоignаrdéе (Lеfèvrе-Dеumiеr)

De Сосhоnfuсius sur Lе Саuсhеmаr d’un аsсètе (Rоllinаt)

De Сосhоnfuсius sur «Μаrs, vеrgоgnеuх d’аvоir dоnné tаnt d’hеur...» (Du Βеllау)

De Xi’аn sur Lе Gigоt (Ρоnсhоn)

De Jаdis sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «Qu’еst-се dе vоtrе viе ? unе bоutеillе mоllе...» (Сhаssignеt)

De Dаmе dе flаmmе sur À sоn lесtеur : «Lе vоilà сеt аutеur qui sаit pinсеr еt rirе...» (Dubоs)

De Yеаts sur Ρаul-Jеаn Τоulеt

De Ιо Kаnааn sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Сurаrе- sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Villеrеу јеаn -pаul sur Détrеssе (Dеubеl)

De ΒооmеrаngΒS sur «Βiеnhеurеuх sоit lе јоur, еt lе mоis, еt l’аnnéе...» (Μаgnу)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе