Antoine-Marin Lemierre

Les Fastes, 1779


VII


En chantant la saison et l’usage fidèle
Qu’elle amène pour nous et qui fuit avec elle,
Ma muse tour-à-tour vient frapper de ses chants,
Les murs sourds de la ville et les échos des champs ;
L’opulent citadin sur les champs et la ville,
Partage ainsi sa vie inquiète ou tranquille ;
Il ne pourrait encor, affranchi de tout soin,
Chercher pour ses loisirs ses domaines au loin :
Mais dans des jours de fête il vient, par intervalles,
Respirer les parfums des richesses rurales,
Et sur des bords charmants, mais voisins des cités,
De Flore et de Palès contempler les beautés.
  Édifices épars aux rives de la Seine,
Ornement de Bercy, d’Athis ou de Suresnes,
Que j’aime à découvrir le long de ces coteaux,
Vos faîtes dominants sur ces humbles hameaux !
Je me dis, l’indigent n’est pas sans assistance,
Puisqu’il est si voisin de l’heureuse opulence :
Pourrait-elle souffrir que de tristes échos
Vinssent du malheureux lui porter les sanglots ?
 
  J’arrive en ces palais par des routes battues,
D’un ombrage agréable aux deux bords revêtues ;
Jamais en plus grand nombre on ne se rassembla,
Et par le mouvement la ville est encor là.
Mais au coin de ce bois la dryade folâtre
M’indique avec le doigt les apprêts d’un théâtre :
Un spectacle attendu ! Grande affaire en nos jours,
Où ces jeux de la ville ont gagné les faubourgs,
Où, sur d’obscurs tréteaux, criant à perdre haleine,
Le bourgeois, l’artisan se piète ou se démène,
Outrage de son mieux Melpomène et sa sœur,
Et rodomont chez l’une, et chez l’autre farceur...
Ici ce sont acteurs d’une plus haute espèce,
Des comtes et marquis ailleurs que dans la pièce,
Qui sauront un peu mieux divertir ou toucher,
Et montant sur la planche, un peu moins y broncher.
Ce sont des courtisans que leur genre de vie
Et le masque des cours style à la comédie :
Le noble, qui jadis de nos goûts fut si loin,
Vécut dans l’ignorance, un faucon sur le poing,
Et dut taxer Adam d’un excès de démence,
D’avoir porté la main à l’arbre de science,
Aujourd’hui plus instruit et pour les arts formé,
Cherche à mettre en son jeu de l’âme à jour nommé.
Sur le front de l’actrice une rougeur s’allume,
Étrangère pudeur qui n’est pas du costume,
Amoureuse empruntée et mannequin décent,
Son embarras lui donne un air intéressant.
Belles, vous avez dû vous attendre aux suffrages ;
Les applaudissements sont ici des hommages :
Mais qui sait si l’amour qui vous parle en ces jeux,
N’apprivoisera point votre honneur ombrageux ?
Avec les traits du dieu c’est trop jouer peut-être,
La scène est son domaine, et l’acteur cache un traître.
 
  Après ce mouvement ce sont d’autres loisirs :
La retraite a son tour, le calme a ses plaisirs,
Le jour est partagé : du temps qui nous entraîne,
Sur un cercle de fleurs l’aiguille se promène.
Pour rendre à chaque belle hommage en son réduit,
Vingt galants le matin font leur ronde sans bruit ;
Le ciseau de la mode ici moins exigeante,
Élagua des habits l’ampleur toujours gênante :
D’un corsage élancé les gracieux contours,
Se dessinent bien mieux sous de lestes atours,
Et ces jeunes objets, une fleur sur leurs têtes,
Armés à la légère, en font plus de conquêtes.
Thémire en amazone, au sortir du dîner,
Monte sous cet ombrage un coursier pomponné,
Et dans l’art du centaure, Églé moins affermie,
Sur le dos d’un ânon fait son académie.
On est rentré ; Doris sous ses agiles doigts
Marie un luth sonore aux accents de sa voix ;
C’est quelque vieux roman à touchante aventure,
Ou même ces vers-ci dont on fait la lecture.
 
  Chloris demi-courbée, une aiguille à la main,
En feignant d’écouter, nuance ce dessin ;
Un entretien succède, et l’esprit dans les villes,
Dérouté par le cours des visites stériles,
Plus libre à la campagne, à lui-même se rend,
Et s’étend d’autant plus que le cercle est moins grand.
La campagne admet tout, l’amusement, l’étude,
L’exercice, les arts, la douce solitude :
Là, les rapports connus et d’esprit et d’humeur,
Hâtent les amitiés, comme un fruit de primeur ;
Mais ce commerce aussi sur les défauts éclaire,
Il fait bientôt percer les traits du caractère,
Et découvre de face un visage hideux,
Dont le profil menteur avait trompé nos yeux.
 
  Vous qui voulez aux champs couler des jours tranquilles,
Arrachez ces chardons autour de vos asiles,
N’admettez... Mais on ouvre, on appelle au festin,
Chacun adroitement se choisit son voisin :
De la cire qui luit les douces étincelles
Donnent une clarté propice au teint des belles ;
Toujours de préférence à ces banquets du soir,
D’un front épanoui la gaîté vient s’asseoir ;
La table offre partout de pareilles délices,
La campagne offre plus : c’est dans ces doux hospices,
C’est sous les mêmes toits que le sommeil est pris,
Et que la convenance a marqué les logis.
 
  Mais de Diane au ciel l’astre vient de paraître ;
Qu’il luit paisiblement sur ce séjour champêtre !
Éloigne tes pavots, Morphée, et laisse-moi
Contempler ce bel astre aussi calme que toi,
Cette voûte des cieux mélancolique et pure,
Ce demi-jour si doux levé sur la nature,
Ces sphères qui, roulant dans l’espace des cieux,
Semblent y ralentir leurs cours silencieux ;
Du disque de Phœbé la lumière argentée,
En rayons tremblotants sous ces eaux répétée,
Ou qui jette en ce bois, à travers les rameaux,
Une clarté douteuse et des jours inégaux,
Des différents objets la couleur affaiblie,
Tout repose la vue et l’âme recueillie.
Reine des nuits, l’amant devant toi vient rêver,
Le sage réfléchir, le savant observer ;
Il tarde au voyageur dans une nuit obscure,
Que ton pâle flambeau se lève et le rassure :
Le ciel d’où tu me luis est le sacré vallon,
Et je sens que Diane est la sœur d’Apollon.
 
  Heureux qui s’élevant aux principes des choses,
Éclaircira le voile étendu sur les causes,
Dira comment cet astre en son cours inégal,
À la voûte des cieux si paisible fanal,
Qu’on voit si près de nous dans l’ordre planétaire,
Paraître s’approcher par amour pour la terre,
Soulève l’océan, produit du haut des airs,
Par accès réguliers cette fièvre des mers,
Et comment l’océan, qui submergeait la plage,
Décroissant par degrés, laisse à nu le rivage.
Hélas ! d’une ombre épaisse aux yeux les plus perçants,
La nature a caché ses secrets agissants :
L’homme né pour l’erreur, comme pour l’ignorance,
N’est jamais, pour bien voir, à la juste distance ;
Trop près de lui, trop loin de la chaîne du tout,
Son orgueil cependant croit en tenir un bout ;
Et quoique environné du faux jour des problèmes,
Il prend pour vérités d’ingénieux systèmes,
Où son esprit séduit par ses rêves divers,
Refait par impuissance et l’homme et l’univers.
 
  Le peuple qui du moins satisfait de son être,
Ne se fatigue point à vouloir trop connaître,
Va chercher de Paris les superbes contours,
Ces chemins si riants aplanis dans nos jours,
Ou ces remparts jadis tout hérissés de lances,
Aujourd’hui le séjour et des jeux et des danses.
Ces chemins chaque jour arrosés, rafraîchis,
Portent moins de poussière à ces ormes blanchis ;
De Bacchus en passant je vois pendre le lierre,
Sous le nom de cafés trente maisons de verre,
Où l’on vient savourer, et surtout sur le tard,
De ces poisons permis qu’on prend pour du nectar.
Sur un banc, dans un coin, la chanteuse montée,
Glapit une ariette assez mal écoutée,
Un Amphion en guêtre, au dehors sous l’ormeau,
D’une bannière en place étalant le tableau,
Lamente sous l’archet quelque chanson tragique ;
Un porteur de billets, un robuste empirique,
Vont criant à l’envi, chacun de leur côté,
L’un, je vends la fortune, et l’autre, la santé.
Voyez-vous ces farceurs errants sur une estrade,
Arlequins, spadassins, leur burlesque boutade,
Leurs scènes en plein vent et leurs jeux fescennins ;
Plus loin spectacle en boîte et peuplé d’acteurs nains,
Opéra sur roulette et qu’on porte à dos d’homme,
Où l’on voit par des trous les héros qu’on renomme.
Ailleurs, sous un cristal que l’art a façonné,
L’objet grandit aux yeux de l’enfant étonné ;
Sur ses pieds il se hausse et l’œil contre le verre,
Il voyage, il observe : autres cieux, autre terre,
Il voit des feux d’Etna les brûlants réservoirs,
Londres, l’Escurial, la Chine et ses comptoirs,
Les murs de Constantin, le tombeau du prophète,
Et les profondes mers au fond d’une cassette.
 
  Cependant mille chars sur deux files roulants,
Venants et retournants et traînés à pas lents,
Foulent de nos remparts la plus vaste avenue.
Vous, zélés partisans de la grâce ingénue,
Sur le devant des chars jetez d’abord les yeux,
C’est là que vous verrez les chefs-d’œuvre des cieux,
Que Lise, avant l’hymen, au printemps de son âge,
Naïve en ses regards, et svelte de corsage,
Ignorant de l’amour la peine et les plaisirs,
D’un air calme et distrait allume les désirs.
 
  Ce chemin d’un côté mène à ce bois rustique,
Où l’on voit vers Longchamp, par un usage antique,
Pendant des jours sacrés et voisins des zéphyrs,
La jeunesse indévote égayer ses loisirs :
Et de l’autre il conduit vers ces bords où la Seine
Aux jeux des matelots quelquefois sert d’arène :
Montés sur leurs esquifs, œil fier, jarrets tendus,
S’avancent deux lutteurs l’un de l’autre attendus ;
Chacun d’eux présentant sa poitrine roidie,
S’entrappuie une lance en fleuret arrondie ;
La barque en mouvement sous la main du rameur,
Entre ces assaillants redouble la vigueur,
Chaque esquif passe, fuit, rend leurs efforts stériles,
Les sépare avec force et les laisse immobiles ;
Plus souvent en adresse un des deux surpassé,
Chancelle et dans les flots par l’autre est renversé ;
Sonnez trompette, on bat des mains pendant l’aubade,
Et d’un air triomphant le vainqueur boit rasade.
 
  Rome, voilà les jeux qu’il fallait inventer,
Et non ces jeux cruels qu’on te vit présenter,
Où le gladiateur dans une horrible escrime,
Égorgeant le vaincu, s’honorait de son crime,
Où le sang, au milieu des applaudissements,
Coulait à si vil prix pour tes amusements.
 
  Pour servir d’intermède à nos joutes nautiques,
Au bord de l’eau j’ai vu des farces aquatiques,
D’un burlesque tréteau dressé parmi des joncs,
Plusieurs s’escamotaient volubiles plongeons :
Des querelleurs tournaient d’une audace unanime,
Contre un juge de paix leur fureur pantomime,
Et noyaient la justice en habit solennel,
Aux éclats convulsifs d’un rire universel.
 
  Frivoles passe-temps pour qui le peuple oublie
Des tableaux les plus doux la nature embellie.
Oh ! combien j’aime à voir, tant que l’œil peut porter,
De ce beau fleuve au loin le canal serpenter,
Et vers l’extrémité de ce dédale humide,
L’horizon se confondre avec son cours limpide !
Ces flots suivis des flots sur ces bords ravissants,
Même sans m’y plonger, ont rafraîchi mes sens.
 
  Élément d’où Thalès fait sortir la nature,
Émule du soleil dans les biens sans mesure,
Que tous deux à l’envi vous versez à la fois,
Ô toi, du feu central l’assidu contrepoids,
Sans qui ce globe entier, inactive matière,
Ne serait qu’un amas de cendre et de poussière,
Et l’air qu’un morne espace où le nitre arrêté
Porterait la froidure avec l’aridité ;
Eau nécessaire à l’homme, à sa frêle existence,
Où ne ressent-on point ta féconde influence ?
Tu pénètres la terre et les corps les plus durs ;
En mer autour du globe, en fleuve entre nos murs,
En source dans la roche, en vapeur dans la nue,
En ruisseaux dans nos champs et partout répandue,
Semblable pour la terre au méandre empourpré,
Du sang qui nous anime en nos veines filtré ;
Des fruits par le soleil chaque espèce est mûrie,
Mais tu dissous les sels dont leur sève est nourrie :
Tu ne pourrais tarir sans nous glacer d’effroi.
L’être animé, la plante expireraient sans toi ;
Tu nourris, tu guéris ; plus d’un mont qu’on renomme
T’épanche de son sein pour le secours de l’homme ;
Tu roules avec toi des trésors de santé,
Préférables cent fois à l’or tant souhaité,
Dont s’enrichit ailleurs ton sable et ton rivage,
Sous les noms de l’Hermus, du Pactole et du Tage.
 
  Mais j’aperçois l’Ennui, ce vieillard impotent,
Adroit à se glisser, quoiqu’il marche en boitant :
D’un ris faux et sournois voyant que je médite
D’étendre mon sujet par delà sa limite ;
Il rôde autour de moi pour souffler sur mes vers :
Fuis loin, monstre glacé, plus froid que les hivers,
Qui bâilles, fais bâiller, sommeil pesant, mort lente :
Mon Apollon va faire une pause prudente,
Entre l’eau des courants qui nous sert tous les jours,
Et celle qu’Esculape appelle à nos secours.
 

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Photo d'après : Hans Stieglitz