Pierre Louÿs


Pervigilium mortis


 
 
              Quod jam in amplexu partim audivit Ariadne.
 
 

I


 
« Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres,
Miroirs de mon étoile, asiles éclairés,
Tes yeux plus solennels de se voir adorés,
Temples où le silence est le secret d’entendre.
 
Quelle île nous conçut des strophes de la mer ?
Onde où l’onde s’enroule à la houle d’une onde,
Les vagues de nos soirs expirent sur le monde
Et regonflent en nous leurs eaux couleur de chair.
 
Un souffle d’île heureuse et de santal soulève
Tes cheveux, innombrables ailes, et nous fuit
De la nuit à la rose, arome, dans la nuit,
Par delà ton sein double et pur, Delphes du rêve.
 
Parle. Ta voix s’incline avec ta bouche. Un dieu
Lui murmure les mots de la mélancolie
Hâtive d’être aimée autant qu’elle est jolie
Et qui dans les ferveurs sent frémir les adieux.
 
Ta voix, c’est le soupir d’une enfance perdue.
C’est ta fragilité qui vibre de mourir.
C’est ta chair qui, toujours plus fière de fleurir,
Toujours se croit dans l’ombre à demi descendue.
 
Enlaçons-nous. Le vent vertigineux des jours
Arrache la corolle avant la feuille morte.
Le vent qui tourne autour de la vie et l’emporte
Sans vaincre nos désirs peut rompre nos amours.
 
Et s’il veut nous ravir à la vertu d’éclore,
Que nous restera-t-il de ce jour surhumain ?
La fièvre du front lourd, trop lourd pour une main,
Et le songe, qui meurt brusquement à l’aurore.
 
 
 

II


 
— Nous mourrons lentement. Je meurs dès aujourd’hui.
Mon regard éperdu va perdre sa lumière,
Ma voix d’enfant, ma voix pâlira la première,
Mon rire, mon sourire et l’amour avec lui.
 
Dis ! quel amour futur, simple frère du nôtre,
Goûtera la fraîcheur de tout ce qui nous plut ?
Qui sentira brûlants, quand nous ne serons plus,
Les vers qu’entre nos bras nous fîmes l’un pour l’autre ?
 
Périr ! Et le savoir ! N’attendre que l’effroi !
Regarde s’étoiler mes jeunes doigts funèbres.
Je touche en me haussant les ailes des ténèbres.
Par quel matin d’hiver crierai-je que j’ai froid ?
 
Aurore qui grandit, crépuscule qui tombe,
Sur mon être au linceul, déjà presque enterré,
Les orgues rugiront du ciel : Dies Irae !
Et les fleurs de mon lit me suivront sur la tombe.
 
Non ! Pas encor ! Ce soir nous exalte en sursaut !
Ferme sur toute moi, sur moi, ton bras qui tremble !
Nos deux corps, nos deux cœurs, nos deux bouches ensemble !
Ah ! je vis !... Tout est chaud ! Tout est chaud ! Tout est chaud !
 
 
 

III


 
— Nul ne peut abolir que par un jour d’automne,
Moi qui t’étreins ici, je ne t’aie emporté
L’encens, la myrrhe et l’or de ta divinité,
Le beau sang d’Aphrodite et le sang de Latone.
 
Nul ne peut, lorsqu’Amour se fit chair, menacer
Ni verbe ni mutisme oublieux ou vivace.
Le rythme de deux cœurs frappe et marque la trace
De deux pas, sur le sol, sur le roc, du passé.
 
Que la mort, désormais, de ses mains maternelles,
T’épargne les douleurs de tes lointains hivers :
Le Temps même ne peut faire mourir un vers
Au chérissant esprit que penchent tes prunelles.
 
Comme au jour d’alliance où tu vins et pleuras
Sur nos destins épars, sur notre vie en cendres,
Ouvre sur moi tes yeux si tristes et si tendres :
J’enferme le bonheur tout entier dans mes bras. »
 
 
 

IV


 
Psyché, ma sœur, écoute immobile, et frissonne...
Le bonheur vient, nous touche et nous parle à genoux.
Pressons nos mains. Sois grave. Écoute encor... Personne
N’est plus heureux, ce soir, n’est plus divin que nous.
 
Une immense tendresse attire à travers l’ombre
Nos yeux presque fermés. Que reste-t-il encor
Du baiser qui s’apaise et du soupir qui sombre ?
La vie a retourné notre sablier d’or.
 
C’est notre heure éternelle, éternellement grande,
L’heure qui va survivre à l’éphémère amour,
Comme un voile embaumé de rose et de lavande
Conserve après cent ans la jeunesse d’un jour.
 
Plus tard, ô ma beauté, quand des nuits étrangères
Auront passé sur vous qui ne m’attendrez plus,
Quand d’autres, s’il se peut, amie aux mains légères,
Jaloux de mon prénom, toucheront vos pieds nus,
 
Rappelez-vous qu’un soir nous vécûmes ensemble
L’heure unique où les dieux accordent, un instant,
À la tête qui penche, à l’épaule qui tremble,
L’esprit pur de la vie en fuite avec le temps.
 
Rappelez-vous qu’un soir, couchés sur notre couche
En caressant nos doigts frémissants de s’unir,
Nous avons échangé de la bouche à la bouche
La perle impérissable où dort le Souvenir.
 
 
                            *
 
                                          Mvlto post addit poeta.
 
 
Laissez-vous assombrir, fleur noire, courbe d’urne,
Long corps fluide et sauf des brumes du Léthé.
Disparaissez du soir dans l’univers nocturne.
La couleur qui s’éteint remonte à la clarté.
 
Libre des dieux, une onde éternelle peut naître
Où moururent les jours qui murmurent : « J’aimais »,
Si le Verbe au sang pur trouve aux sources de l’être
Le battement du vers dans la vie à jamais.
 

Pervigilium mortis, 1898-1916

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