Mallarmé


III
Le Genre

ou Des Modernes[*]

Ici, succincte, une parenthèse.

 

Le Théâtre est d’essence supérieure.

 

Autrement, évasif desservant du culte qu’il faut l’autorité d’un dieu ou un acquiescement entier de foule pour installer selon le principe, s’attarderait-on à lui dédier ces Notes !

 

Nul poëte jamais ne put à une telle objectivité des jeux de l’âme se croire étranger : admettant qu’une obligation traditionnelle, par temps, lui blasonnât le dos de la pourpre du fauteuil de critique, ou très singulièrement sommé au fond d’un exil, incontinent d’aller voir ce qui se passe chez lui, dans son palais.

 

L’attitude, d’autrefois à cette heure, diffère.

 

Mis devant le triomphe immédiat et forcené du monstre ou Médiocrité qui parada au lieu divin, j’aime Gautier appliquant à son regard las la noire jumelle comme une volontaire cécité et « C’est un art si grossier... si abject » exprimait-il, devant le rideau ; mais comme il ne lui appartenait point, à cause d’un dégoût, d’annuler chez soi des prérogatives de voyant, ce fut encore, ironique, la sentence « Il ne devrait y avoir qu’un vaudeville ? — on ferait quelques changements de temps en temps. »[**] Remplacez Vaudeville par Mystère, soit une tétralogie multiple elle-même se déployant parallèlement à un cycle d’ans recommencé et tenez que le texte en soit incorruptible comme la loi : voilà presque !

 

Maintenant que suprêmement on ouït craquer jusque dans sa membrune définitive la menuiserie et le cartonnage de la bête, il est vrai, fleurie, comme en un dernier affollement, de l’éblouissant paradoxe de la chair et du chant ; ou qu’imagination pire et sournoise pour leur communiquer l’assurance que rien n’existe qu’eux, demeurent sur la scène seulement des gens pareils aux spectateurs : maintenant, je crois qu’en évitant de traiter l’ennemi de face vu sa feinte candeur et même de lui apprendre par quoi ce devient plausible de le remplacer (car la vision neuve de l’idée, il la vêtirait pour la nier, comme le tour perce déjà dans le Ballet), véritablement on peut harceler la sottise de tout cela ! avec rien qu’un limpide coup d’œil sur tel point hasardeux ou sur un autre. À plus vouloir, on perd sa force qui gît dans l’obscur de considérants tus sitôt que divulgués à demi, où la pensée se réfugie : or décréter abject un milieu de sublime nature, parce que l’époque nous le montra dégradé : non, je m’y sentirais trop riche en regrets de ce dont il restait beau et point sacrilège de simplement suggérer la splendeur.

 

Notre seule magnificence, la scène, à qui le concours d’arts divers scellés par la poésie attribue selon moi quelque caractère religieux ou officiel, si l’un de ces mots a un sens, je constate que le siècle finissant n’en a cure, ainsi comprise : et que cet assemblage miraculeux de tout ce qu’il faut pour façonner de la divinité, sauf la clairvoyance de l’homme, sera pour rien.

 

Au cours de la façon d’interrègne pour l’Art, ce souverain, où s’attarde notre époque tandis que doit le génie discerner mais quoi ? sinon l’afflux envahisseur et inexpliqué des forces théâtrales exactes, mimique, jonglerie, danse et la pure acrobatie, il ne se passe pas moins que des gens adviennent, vivent, séjournent en la ville : phénomène qui ne couvre, apparemment, qu’une intention d’aller quelquefois au spectacle.

 

La scène est le foyer évident des plaisirs pris en commun, aussi et tout bien réfléchi, la majestueuse ouverture sur le mystère dont on est au monde pour envisager la grandeur, cela même que le citoyen, qui en aurait une idée, se trouve en droit de réclamer à un État, comme compensation de l’avilissement social. Se figure-t-on l’entité gouvernante autrement que gênée (eux, les royaux pantins du passé, à leur insu répondaient par le muet boniment de ce qui crevait de rire en leur personnage enrubanné ; mais de simples généraux maintenant) devant une prétention de malappris, à la pompe, au resplendissement, à quelque solemnisation auguste du Dieu qu’il sait être ! Après un coup d’œil, regagne le chemin qui t’amena dans la cité médiocre et sans conter ta déception ni t’en prendre à personne, fais-toi, hôte présomptueux de l’heure, reverser par le train dans quelque coin de rêverie insolite ; ou bien reste, nulle part ne seras-tu plus loin qu’ici, puis commence à toi seul, selon la somme amassée d’attente et de songes, ta nécessaire représentation. Satisfait d’être arrivé dans un temps où le devoir qui lie l’action multiple des hommes, existe mais à ton exclusion, (ce pacte déchiré parce qu’il n’exhiba point de Sceau.)

 

Que firent les Messieurs et les Dames issus à leur façon pour assister, en l’absence de tout fonctionnement de majesté et d’extase selon leur unanime désir précis, à une pièce de théâtre ; il leur fallait s’amuser nonobstant ; ils auraient pu, tandis que riait en train de sourdre la Musique, y accorder quelque pas monotone de salons. Le jaloux orchestre ne se prête à rien d’autre que signifiances idéales exprimées par la scénique sylphide. Conscients d’être la pour regarder, sinon le prodige de Soi ou la Fête ! du moins eux-mêmes ainsi qu’ils se connaissent dans la rue ou à la maison, voilà au piteux lever d’aurorale toile peinte, qu’ils envahirent, les plus impatients, le proscenium, agréant de s’y comporter ainsi que quotidiennement et partout : ils salueraient, causeraient à voix superficielle de riens dont avec précaution est faite leur existence, durant quoi les autres demeurés en la salle se plairaient, détournant leur tête la minute de laisser scintiller des diamants d’oreilles qui babillent Je suis pure de cela qui se passe sur la scène ou la barre de favoris couper d’ombre une joue comme par un Ce n’est pas moi dont il est ici question, conventionnellement et distraitement à sourire à l’intrusion sur le plancher divin ; lequel, lui, ne la pouvait endurer avec impunité, à cause d’un certain éclat subtil, extraordinaire et brutal de véracité que contiennent ses becs de gaz mal dissimulés et aussitôt illuminant, dans des attitudes générales de l’adultère ou du vol, les imprudents acteurs de ce banal sacrilège.

 

Je comprends.

 

La danse seule, du fait de ses évolutions, avec le mime me paraît nécessiter un espace réel, ou la scène.

 

À la rigueur un papier suffit pour évoquer toute pièce : aidé de sa personnalité multiple chacun pouvant se la jouer en dedans, ce qui n’est pas le cas quand il s’agit de pirouettes.

 

Ainsi je fais peu de différence, prenant un exemple insigne, entre l’admiration que garde depuis plusieurs années ma mémoire d’une lecture de la comédie de M. Becque, les Honnêtes Femmes, et le plaisir tiré de sa reprise hier. Que l’actrice réveille le spirituel texte ou si c’est ma vision de liseur à l’écart, voilà (comme les autres ouvrages de ce rare auteur) un chef-d’œuvre moderne dans le style de l’ancien théâtre. La phrase chante sur les voix si bien d’accord que sont celles du Théâtre-Français sa mélodie de bon sens, je ne l’en perçois pas moins écrite, dans l’immortalité de la brochure. Aucune surprise que je n’aie goûtée d’avance, ni déception : mais un délice d’amateur à constater que la notation de vérités ou de sentiments pratiqués avec une justesse presque abstraite, ou simplement littéraire dans le vieux sens du mot, trouve, à la rampe, vie.

 

S’il tarde d’en venir à rassembler à-propos de gestes et de pas, quelques traits d’esthétique nouveaux, je ne laisserai du moins cet acte parfait dans une autre manière, sans marquer qu’il a, comme le doit tout produit même exquisement moyen et de fiction plutôt terre-à-terre, par un coin, aussi sa puissante touche de poésie inévitable : dans l’instrumentale conduite des timbres du dialogue, interruptions, répétitions, toute une technique qui rappelle l’exécution en musique de chambre de quelque fin concert de tonalité un peu neutre ; et (je souris) du fait du symbole. Qu’est-ce, sinon une allégorie bourgeoise, délicieuse et vraie, prenez la pièce ou voyez-la ! que cette apparition à l’homme qui peut l’épouser, d’une jeune fille parée de beaux enfants d’autrui, hâtant le dénouement par un tableau de maternité future.

 

À tout le théâtre faussé par une thèse ou aveuli jusqu’à l’étalage de chromolithographies, bref le contraire, cet Auteur Dramatique par excellence (pour reproduire la mention des bustes de foyer) oppose l’harmonie des types et de l’action. Ainsi les ameublements indiquant l’intimité de ce siècle, louches, tels, prétentieux ! dans de récentes années revint se substituer le ton bourgeois et pur du style dernier, le Louis XVI. Analogie qui me prend : s’il n’existe de revoir mieux approprié à l’état contemporain que les soieries de robe aux bergères avec alignement d’acajou discret, cela noble, familier (où le regard, jamais trompé par les similitudes de quelque allusion décorative aveuglante, ne risque d’accrocher à leur crudité puis d’y confondre selon des torsions le bizarre luxe de sa propre chimère), je sens une sympathie pour l’ouvrier d’un œuvre restreint et parfait, mais d’un œuvre parce qu’un art y tient, lequel me charme par une fidélité à tout ce qui fut une rare et superbe tradition, et ne gêne ni ne masque pour mon œil l’avenir.

 

Le malentendu qui toutefois peut s’installer entre la badauderie et le maître, si quelqu’un n’y coupe court en vertu d’une admiration, provient de ce que, dans un souhait trouble de nouveau, on attende un art inventé de toutes pièces : tandis que voici un aboutissement imprévu, glorieux et neuf de l’ancien genre classique, en pleine modernité, avec notre expérience ou je ne sais quel désintéressement cruel qu’on n’a pas employé tout à nu, avant le siècle. Autre chose que la Parisienne notamment, c’est présumer mieux qu’un chef-d’œuvre, tant le savoir de l’écrivain brille en cette production de sa verte maturité ; ou surpassera-t-il les Corbeaux ? Je ne le désire presque, et me défierais. Une à une reprenez sur quelque scène officielle et comme exprès rétrospective ces pièces déjà qui du premier soir furent évidentes, pour que le travailleur groupe à l’entour maint exemplaire du genre dont il a, par un fait historique très spécial, dégagé sur le tard de notre littérature, la vive ou sobre beauté. Ne pas feindre l’impatience d’une surprise quand elle a eu lieu et qu’il s’agit d’un art achevant ainsi avec un plus strict éclat qu’un des génies antérieurs eût pu l’allumer, sa révélation, ou notre comédie de mœurs française.

 

Comme je goûte par exemple la farce, aiguë, autant que profonde sans prendre jamais un ton soucieux vu que c’est trop si la vie l’affecte envers nous, rien n’y valant que s’enfle l’orchestration des colères, du blâme ou de la plainte ! partition ici tue selon un rythmique équilibre dans la structure, elle se répond, par opposition de scènes contrastées et retournées, d’un acte à l’autre où c’est une voltige, allées, venues, en maint sens, de la fée littéraire unique, la Fantaisie, qui efface d’un pincement de sa jupe, ou montre, une transparence d’allusions répandue sur fond, d’esprit : enveloppant dans le tourbillon de joie la réalité folle et contradictoire puis la piquant de ses pointes, avant de s’arrêter sur ce sourire qui est le jugement suprême et en dernier lieu de la sagesse parisienne et indéniablement le trait de M. Meilhac.

 

Ainsi dans un ouvrage dramatique savant réapparaît ; visible au regard critique et certain, être aux ailes de gaze, à qui sont les planches.

 

L’hiver[***] est à la prose.

 

Avec l’éclat automnal cessa le Vers, qui autorise le geste et un miraculeux recul : c’était, la dernière, fanfare si magistralement lancée que j’ai dans l’oreille, du fait de M. Richepin, au succès interrompu par le départ de Scapin en personne[****] : farce où le tréteau s’est agrandi par ses arts seuls jusqu’à la scène, comme il le faillit aux siècles d’imitation antique.

 

Figurativement, ainsi tout se passe, même en la comédie, la rampe se prêtant à l’éclair métaphorique de verités.

 

À une distance d’un mois et plus, un effet, par exemple, prodigieux, simple me hante, entre mille de Monsieur Scapin, c’est la fuite, nulle part mais accomplie en dernière ressource, avec férocité, de celle qui échappe à tout, à des dupes, à leurs cris, au châtiment, selon son commerce surnaturel et une mauvaise innocence, seulement en se dérobant, la Courtisane[*****] À peine se demande-t-on si c’est la brute représentation d’un fait, qu’on voit là ou la mise au point du sens de ce fait. La pièce du vivace poëte abonde, avec gaîté, en des visions qui, moins que celle-là peut-être car je la tiens pour unique, s’imposent : et je voudrais d’elle et d’autres citer, pour les parfaire, l’accompagnement ou des tirades développant comme un rire vaste envolé loin, mais je manque d’une belle mémoire. Le vers à pleine voix, viril, jeté clair, séduit comme strictement théâtral attendu qu’il s’adapte par sa combinaison d’images et de verve haute précisément au site de toiles peintes sous des lumières, le décor, ainsi qu’à ce naturel instrument, l’acteur, qui indiquent l’état actuel de l’art.

 

Le silence, seul luxe après les rimes, un orchestre ne faisant avec son or, ses frôlements de soirs et de cadence, qu’en détailler la signification à l’égal d’une ode tue et que c’est au poëte, suscité par un défi, de traduire le silence que depuis je cherche aux après-midi de musique, je l’ai trouvé avec contentement aussi, devant la réapparition toujours inédite comme lui-même de Pierrot c’est-à-dire du clair et sagace mime Paul Legrand.

 

Ainsi ce Pierrot Assassin de sa Femme composé et rédigé par M. Paul Margueritte, tacite soliloque que tout du long à soi-même tient et du visage et des gestes le fantôme blanc comme une page pas encore écrite. Un tourbillon de pensées naïves ou neuves émane, qu’il plairait de saisir avec sûreté, et dire. Toute l’esthétique du genre situé plus près des principes qu’aucun autre rien, en cette région de la fantaisie ne pouvant contrarier l’instinct simplificateur et direct.

 

Voici. « La scène n’illustre que l’idée, non une action effective, par un hymen (d’où procède le Rêve), vicieux mais sacré, entre le désir et l’accomplissement, la perpétration et son souvenir : ici devançant, là remémorant, au futur, au passé, _sous une apparence fausse de présent. Tel opère le Mime, dont le jeu se borne à une perpétuelle allusion : il n’installe autrement un milieu pur de fiction. » Ce rôle, moins qu’un millier de lignes, qui le lit comprendra les règles ainsi que placé devant un tréteau, leur dépositaire humble. La surprise aussi, accompagnant l’artifice d’une notation de sentiments par des phrases point proférées, est que, dans ce seul cas peut-être avec authenticité, entre les feuillets et le regard s’établit ce silence, délice de la lecture.

 

Mais où poind, et je l’exhibe avec dandysme, mon incompétence, au sujet d’autre chose que l’absolu, c’est le doute qui d’abord abominer, un intrus apportant sa marchandise différente de l’extase et du faste, ou le prêtre vain qui endosse un néant d’insignes pour cependant officier.

 

Avec l’impudence de faits divers ou du trompe-l’œil emplir le théâtre et exclure la Poésie, ses jeux, sublimités (espoir toujours chez un spectateur), ne me semble besogne pire que la montrer en tant que je ne sais quoi de spécial au bâillement ; ou, instaurer cette déité dans tel appareil balourd et vulgaire est peut-être méritoire à l’égal de l’omettre.

 

La chicane, la seule que j’oppose à un Odéon, n’est pas qu’il tienne ici pour une alternative plutôt que l’autre, la sienne va à ses pseudo-attributions et dépend d’une architecture : mais bien, temple d’un culte factice, entretenant une vestale pour alimenter sur un trépied à pharmaceutique flamme le grand art quand même ! de recourir méticuleusement et sans se tromper à la mixture conservant l’inscription exacte Ponsard comme à quelque chose de fondamental et de vrai. Un déni de justice à l’an qui part ou commence, ici s’affirme, en tant que la constatation, où je ne puis voir sans déplaisir mettre un cachet national, que notre âge soit infécond en manifestations identiques, comme portée et rendu par exemple au Lion Amoureux, c’est-à-dire à combler avec ce qui simule exister le vide de ce qu’il n’y a pas. Au contraire, en ces Notes d’abord, nous sommes aux grisailles et vous n’aviez, prêtresse d’une crypte froide, pas à mettre la main sur une des fioles avisées qui se parent en naissant, une fois pour toutes et dans un but d’économie, de la poussière de leur éternité. Ce Ponsard, puisque soufflant par un des buccins du jour, je suis sujet à répéter son nom, n’agite mon fiel, si ce n’est que, sa gloire vient de là ! il paya d’effronterie, inouie, hasardée, extravagante et presque belle en persuadant à une clique, qu’il représentait, dans le manque de tout autre éclat, au théâtre la Poésie, quand en resplendissait le dieu. Je l’admire pour cela, avoir sous-entendu Hugo, dont il dut, certes, s’apercevoir, à ce point que né humble, infirme et sans ressources, il joua l’obligation de frénétiquement surgir, faute de quelqu’un ; et se contraignit après tout à des efforts qui sont d’un vigoureux carton. Malice un peu ample, et drôle ! dont nous étions plusieurs nous souvenant ; mais en commémoration de quoi il n’importait de tout à coup sommer la génération nouvelle. Combien, pour ma part, ayant l’âme naïve et juste, je nourris une autre prédilection, sans désirer qu’on les ravive néanmoins au détriment d’aucun contemporain, pour ces remplaçants authentiques du Poëte qui encoururent notre sourire, ou le leur peut-être s’ils en avaient un, à seule fin pudiquement de nier, au laps d’extinction totale du lyrisme, comme les Luce de Lancival, Campistron ou d’autres ombres, cette vacance néfaste : ils ont, à ce qu’était leur âme, ajusté pour vêtement une guenille usée jusqu’aux procédés et à la ficelle plutôt que d’avouer le voile de la Déesse en allé dans une déchirure immense ou le deuil. Ces larves demeureront touchantes et je m’apitoie à l’égal sur leur descendance que l’Odéon, ce soir, frustre, pareille à des gens qui garderaient l’honneur d’autels résumé en le désespoir de leurs poings fermés aussi peut-être par la somnolence. Tous, je les juge instructifs non moins que grotesques, leurs imitateurs et les devanciers, attendu que d’un siècle ils reçoivent, en manière de sacré dépôt, pour le transmettre à un autre, ce qui précisément n’est pas, ou que si c’était, mieux vaudrait ne pas savoir ! le résidu de l’art, axiomes, formule, rien.

 

Quelques romans ont, de pensée qu’ils étaient, en ces temps repris corps, voix et chair, et cédé leurs fonds de coloris immatériel, à la toile, au gaz.

 

Le roman, je ne sais le considérer au pouvoir des maîtres ayant apporté à sa forme un changement si beau (quand il s’agissait naguère d’en fixer l’esthétique), sans admirer qu’à lui seul il débarrasse l’art, d’abord sur la scène, de l’instrusion du moderne personnage, désastreux et nul comme se gardant d’agir plus que de tout.

 

Quoi ! le parfait écrit récuse jusqu’à la moindre allusion à une aventure, pour se complaire dans son évocation chaste, sur le tain de souvenirs, comme l’est cette extraordinaire Chérie, d’une figure, à la fois éternel fantôme et la vie ! c’est qu’il ne se passe rien d’immédiat et d’en dehors dans un présent qui joue à l’effacé pour couvrir de plus hybrides dessous. Si notre extérieure agitation choque, en l’écran de feuillets imprimés, à plus forte raison sur les planches, matérialité dressée dans une obstruction gratuite. Oui, le Livre ou cette monographie qu’il devient d’un type (superposition des pages comme un coffret, défendant contre le brutal espace une délicatesse reployée infinie et intime de l’être en soi-même) suffit avec maints procédés si neufs analogues en raréfaction à ce qu’a de subtil la vie. Par une mentale opération et point d’autre, lecteur je m’adonne à abstraire telle physionomie, sans ce déplaisir d’un visage exact penché, hors la rampe, sur ma source ou âme. Les traits réduits à des mots, un maintien le cédant à quelque identique disposition de phrase, tout ce pur résultat atteint pour ma noble délectation, s’effarouche de la réalité d’une interprète, qu’il sied d’aller voir en tant que public, à l’Odéon, si l’on n’aime rouvrir, comme moi, chaque hiver, un des plus exquis et poignants ouvrages de MM. de Goncourt, Renée Mauperin, car vous devinez, quoique traîne et recule au plus loin de la cadence ordinaire une conclusion relative à l’un des princes des lettres contemporaines, tout cet artifice dilatoire de respect vise la si intéressante, habile et quasi originale adaptation qu’a faite du chef-d’œuvre, une tolérance amicale l’y invitant, M. Céard. Au manque de goût aisé de chuchoter des vérités que mieux trompette l’œuvre éclatant du romancier, cette atténuation : je réclame, pas selon une vue théâtrale à moi, pour l’intégrité du génie littéraire, à cause simplement du milieu peut-être plus grossier encore, s’il le restitue, même scéniquement, à l’existence, après l’en avoir tiré par le fait des procédés délicieux, fuyants, de l’analyse.

 

Et... et... je parle d’après quelque perception aussi qu’a de l’atmosphère un poëte transposé même dans le monde, répondez, si demeure un rapport satisfaisant ou quelconque entre la façon d’exister et de dire forcément soulignée des comédiens en exercice, et le caractère tout d’insaisissable finesse de la vie. Conventions ! et vous implanterez, au théâtre, avec plus de vraisemblance les paradis, qu’un salon.

M. Daudet entreprend lui-même sa tâche, je crois sans préconception mais en consultant à mesure que se fait l’éveil de textes à la scène, ses dons, pour servir à tel effet ou le nier, dans le sens apparu et selon pas d’esthétique que la loi de son impeccable tact. Toujours avec lui, surveillant cette opération en critique détaché a-t-on chance de saisir, fortuitement, sur le fait, des résultats certains. Art qui inquiète et séduit comme ce que je perçois vrai derrière mon incompétence car s’établit une ambiguïté entre l’écrit et le joué, des deux aucun, elle verse, le volume presque omis, l’impression qu’on n’est pas tout à fait devant la rampe. Si je détaillais le charme, voici : sans le nécessaire talisman de la page (présent perfide d’humble aspect qui cache mon asservissement à la pensée d’autrui, plus ! à son écriture) on ne se croit, d’autre part, le captif du vieil enchantement redoré d’une salle, ce spectacle comportant je ne sais quoi de direct ou encore cette qualité de provenir de nous à la façon d’une libre vision spirituelle. Ainsi l’acteur n’y scande point sur les planches son pas appuyé à la ritournelle dramatique mais se meut dans un milieu simple et le silence, ici comme au figuré, de tapis sur le sonore tremplin rudimentaire de la marche et du bond : il n’y a, tel détail ou un autre, jusqu’à cet enguirlandement de comparses en la farandole, lequel ne prenne une grâce de mentale fresque. Morcellement surtout de ce qu’il faudrait, en contradiction avec une formule célèbre, appeler la scène à ne pas faire du moins dans la modernité où personne ne choie qu’une préoccupation, pendant ses heures de la nuit et du jour, rayant tous les codes passés, « ne jamais rien accomplir ou proférer qui puisse exactement se copier au théâtre ». Le choc d’âme sans que s’y abandonne le héros comme il le peut dans le seul poème, a lieu par brefs moyens, un cri, ce sursaut la minute d’y faire allusion, avec une légèreté de touche autant que la clairvoyance d’un artiste qui a exceptionnellement dans le regard notre monde. Ce faire si curieux et qui apparaît à l’état de résultante comme virtuelle d’une tentative, la plus haute d’à présent, ne se dément pas au long de la pièce : il éclate intense et significatif, à suspendre même l’afflux des bravos avant la chute du rideau et fournît ce tableau à demi dans la plastique du théâtre mais déjà aussi dans l’optique pure, d’une chambre avec tous les éléments famiiliaux de la vie, on y va mourir bientôt, on y vient presque de naître, plus poignant que des fiançailles aussi un rapprochement conjugal s’y noua, or tout est vain et ne garde d’intérêt que pour le spectateur.. à travers la croisée, impersonnel comme l’être vu de dos et repris par sa folie du dehors et de bruit, s’agite dans quelque harangue, au balcon, inentendue qu’importé, il parle ! gesticule et continue sa fatalité, Numa Roumestan : c’est, à l’esprit, dans un au-delà de vitrage et son cadre, jusqu’à l’instant suprême différée la totale apparition de l’incorrigible, elle conclut en même temps que se perd en le futur.

 

Nouveaux, concis, lumineux traits, que le Livre dût-il y perdre, enseigne à un théâtre borné.

 

L’intention, quand on y pense, gisant aux sommaires plis de la tragédie française ne fut pas l’antiquité ranimée dans sa cendre blanche mais de produire en un milieu nul ou à peu près les grandes poses humaines et comme notre plastique morale.

 

Statuaire égale à l’interne opération par exemple de Descartes et si le tréteau significatif d’alors avec l’unité de personnage, n’en profita, joignant les planches et la philosophie, il faut accuser le goût notoirement érudit d’une époque retenue d’inventer malgré sa nature prête, dissertatrice et neutre, à vivifier le type abstrait. Une page à ces grécisants, ou même latine, servait, dans le décalque. La figure d’élan idéal ne dépouilla pas l’obsession scolaire ni les modes du siècle.

 

Seul l’instinctif jet survit, qui a dressé une belle musculature de fantômes.

 

Si je précise le dessin contraire ou pareil de cet homme de vue si simple M. Zola acceptant la modernité pour l’ère définitive (au-dessus de quoi s’envola, dans l’héroïque encore, le camaieu Louis XIV), il projette d’y établir comme en quelque terrain, général et stable, le drame, en soi et hors d’aucune fable que les cas de notoriété. Le moyen de sublimation de poëtes nos prédécesseurs avec un vieux vice charmant, trop de facilité à dégager la rythmique élégance d’une synthèse, approchait la formule souhaitée, laquelle diffère par une brisure analytique multipliant la vraisemblance ou les heurts du hasard.

 

Vienne le dénouement d’un orage de vie, gens de ce temps, rappelons-nous avec quel souci de parer jusqu’à une surprise de geste ou de cri dérangeant notre sobriété nous nous asseyons, simplement, pour un entretien. Ainsi et selon cette tenue, commence en laissant s’agiter chez le spectateur le sourd orchestre des dessous et me subjugue Renée.. À demi-mot se résout posément chaque état sensitif par les personnages même su, le propre de notre attitude maintenant, ou celle humaine suprême, étant de ne parler jamais qu’après décision, loin de fournir la primauté au motif sentimental même le plus cher : alors s’établit en nous l’impersonnalité des grandes occasions.

 

Loi, exclusive de tout art traditionnel, non ! elle dicta le théâtre classique, à l’éloquent débat ininterrompu : aussi par ce rapport mieux que par les analogies d’un sujet même avec la Phèdre dix-septième siècle, le théâtre de mœurs récent confine à l’ancien !

 

Voyez que vous-même, après coup ou d’avance mais sciemment, toujours traitez la situation : un contemporain essaie de l’élucider par un appel pur à son jugement, comme à propos de quelque autre et sans se mettre en jeu. Le triple contrat entre Saccard et le père de l’héroïne, puis Renée, résolvant en affaire le sinistre préalable, illustre cela, au point que ne m’apparaisse d’ouverture dramatique plus strictement moderne, à cause d’une maîtrise anticipée et nette de soi.

 

Ce volontaire effacement extérieur qui particularise notre façon, toutefois, ne peut sans des accès se prolonger et la succincte foudre qui servira de détente à tant de contrainte et d’inutiles précautions contre l’acte magnifique de vivre, marque d’un jour violent le malheureux, comme pris en faute dans une telle interdiction de se montrer à même.

 

Voilà une théorie tragique actuelle ou, pour mieux dire, celle de la pièce : le drame, latent, ne s’y manifeste que par une déchirure affirmant l’irréductibilité de nos instincts.

 

L’adaptation, par le romancier, d’un tome de son œuvre, la Curée, accru de la nouvelle Nantas, cause, sur qui prend place en désintéressé, un effet de pièce succédant à celles fournies par le théâtre dit de genre, sauf la splendeur à tout coup de qualités élargies jusqu’à valoir un point de vue ; affinant la curiosité en intuition qu’existe de cela aux choses quotidiennement jouées et pas d’aspect autres, une différence.

Absolue..

 

Ce voile conventionnel qui, ton, concept, etc., erre dans toute salle, accrochant aux cristaux perspicaces eux-mêmes son tissu de fausseté et ne découvre que banale la scène, il a comme flambé au gaz ! et ingénus, morbides, sournois, brutaux avec une nudité d’allure bien dans la franchise classique se montrent des caractères.

 

Cependant non loin, le lavage à grande eau musical du Temple, qu’effectue devant ma stupeur, l’orchestre avec ses déluges de gloire ou de tristesse versés, ne l’entendez-vous pas ? dont la Danseuse restaurée mais encore invisible à de préparatoires cérémonies, semble la mouvante écume suprême.

 

Il fut un théâtre, le seul où j’allais de mon gré, l’Éden, significatif de l’état d’aujourd’hui, avec son apothéotique résurrection italienne de danses offerte à notre vulgaire plaisir, tandis que par derrière attendait le monotone promenoir. Une lueur de faux cieux électrique baigna la récente foule, en vestons, à saccoche ; puis à travers l’exaltation, par les sons, d’un imbécile or et de rires, arrêta sur la fulgurence des paillons ou de chairs l’irrémissible lassitude muette de ce qui n’est pas illuminé des feux d’abord de l’esprit. Parfois j’y considérai, au sursaut de l’archet, comme sur un coup de baguette légué de l’ancienne Féerie, quelque cohue multicolore et neutre en scène soudain se diaprer de graduels chatoiements ordonnée en un savant ballabile, effet rare véritablement et enchanté ; mais de tout cela et de l’éclaircie faite dans la manœuvre de masses selon de subtils premiers sujets ! le mot restait aux finales quêteuses mornes de là-haut entraînant la sottise polyglotte éblouie par l’exhibition de moyens de beauté et pressée de dégorger cet éclair, vers quelque reddition de comptes simplificatrice : car la prostitution en ce lieu, et c’était là un signe esthétique, devant la satiété de mousselines et de nu abjura jusqu’à l’extravagance puérile de plumes et de la traîne ou le fard, pour ne triompher, que du fait sournois et brutal de sa présence devant d’incomprises merveilles. Oui, je me retournais, à cause de ce cas flagrant qui occupa toute ma rêverie comme l’endroit ; en vain ! sans la musique telle que nous la savons égale des silences et le jet d’eau de la voix, ces revendicatrices d’une idéale fonction, la Zucchi, la Cornalba, la Laus avaient de la jambe écartant le banal conflit, neuves, enthousiastes, désigné avec un pied suprême au delà des vénalités de l’atmosphère, plus haut même que le plafond de Clairin, quelque astre.

 

Très instructive exploitation, adieu.

 

À défaut du ballet y expirant dans une fatigue de luxe voici que ce local singulier deux ans déjà par des vêpres dominicales de la symphonie purifié bientôt intronise, non pas le cher mélodrame français agrandi jusqu’à l’accord du vers et du tumulte instrumental ou leur lutte (prétention aux danses parallèle chez le poëte) mais un art, le plus compréhensif de ce temps, tel que par l’omnipotence d’un total génie encore archaïque il échut et pour toujours aux commencements d’une race rivale de nous : avec Lohengrin de Richard Wagner.

 

Ô plaisir et d’entendre là dans un recueillement trouvé à l’autel de tout sens poétique ce qui est jusque maintenant la vérité ; puis, de pouvoir, à propos d’une expression même étrangère à nos propres espoirs, émettre, cependant et sans malentendu, des paroles.

 

_______________

[*] Incomplet : sans Augier, Dumas.

[**] Lire le merveilleux Journal des Goncourt, tome 1er.

[***] 1886.

[****] M. Coquelin.

[*****] Au 3e acte, personnage de Rafa.


Pages, 1891

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