Philothée O’Neddy

Feu et Flamme, 1833


Trinité


 

                            Lasciate ogni speranza...
Dante.


 

                            Beati pauperes spiritu...
Évangile.


 

 

I


 
Désireux que j’étais d’un songe bien morose,
J’avais pris, l’autre soir, une assez forte dose
D’opium. — Et d’abord, je vis un tournoiement
De grandes masses d’ombre... un bizarre ondoiement
De nuages moirés et fantasmagoriques,
De profils infernaux, de cadres phosphoriques.
Puis, tout ce vague essaim d’inertes visions
S’abîma dans le vide en muets tourbillons.
 
— De ce chaos naquit le drame de mon rêve. —
 
Dans un bois de l’Asie, au versant de la grève
D’un fleuve dont le cours s’allongeait indolent,
Je m’aventurais seul, rêveur et somnolent.
Un beau vieillard marcha droit à moi ; son costume
Était large et soyeux, comme c’est la coutume
Chez les Orientaux. Son front, dans sa hauteur,
Déployait un éclat sombre et divinateur.
Son œil noir, talisman de sympathique flamme,
Avait de ces regards qui vous transpercent l’âme.
Tout disait que, vieilli dans un art clandestin,
Sans peine il déchiffrait les pages du Destin.
 
 
 

II


 
— Mon fils ! me dit sa voix pompeuse et fatuaire,
Ton cœur des passions a bu l’électuaire.
De trois vastes désirs le groupe effervescent,
Comme un sombre simoun, tourbillonne en ton sang.
Je devine quels biens sauraient te satisfaire ;
Tu voudrais t’éjouir au sein d’une atmosphère
Qui distillât sur toi la triple volupté
De l’Amour, de la Gloire et de la Liberté.
 
Liberté ! Gloire ! Amour ! formidables génies,
À qui les fils de l’art doivent tant d’agonies !
Oh ! combien d’aspirants à vos parvis sacrés,
Repoussés de la nef, meurent sur les degrés !...
Et ceux devant lesquels vos portes s’ouvrent toutes,
Ceux pour qui chantent haut les orgues de vos voûtes,
Que vous leur vendez cher le triangle de feux
Dont vous glorifiez leur crâne sans cheveux ! — 
 
 
 

III


 
— Vieillard ! lui dis-je ému, si ta pensée austère
De mon âme profonde explore le cratère,
Sans doute ce pouvoir que tu reçus d’Allah,
Cette intuition ne se borne pas là.
Des choses à venir le plus condense arcane
Pour ton œil surhumain doit être diaphane.
Ta magie, est-ce pas, sait ravir au démon
Des charmes, des secrets dignes d’un Salomon.
Sorcier, mage, devin, j’implore ta puissance ;
Apprends-moi si les Dieux que mon orgueil encense,
De quelques diamants adorneront mes jours,
Ou si leur trinité me reniera toujours. —
 
 
 

IV


 
— Je le veux bien, mon fils ! Or donc, prends ce volume ;
L’oiseau Rock pour l’écrire a donné mainte plume.
Lis le premier verset. Si tu ne comprends pas,
Ne t’alarmes en rien ; car moi seul, ici-bas,
J’ai le don de trouver ce livre intelligible.
Pendant que tu liras, une force invisible
T’enlèvera de terre ; à l’entour de ton front,
Des murmures, des voix, des ailes bruiront.
Interdis à ta chair les frissons de la crainte.
Tu ne tarderas pas à voir le labyrinthe
Qui ceinture à longs plis le groupe radieux
Des trois temples de jaspe où règnent les trois Dieux.
 
Chacun de ses palais, devant son péristyle,
Présente un obélisque en bronze, œuvre de style
Assyrien, qui porte inscrits sur ses talus
Les noms des suppliants par le Génie élus.
 
 
 

V


 
J’embrassai le vieillard, et prenant le grimoire,
D’abord j’en admirai la dorure et la moire ;
Puis j’ouvris les feuillets, et je lus... Aussitôt
Un nuage bruyant me prit dans son manteau.
Je traversai l’éther d’un élan plus véloce
Que celui de la trombe, aérien molosse.
Peu à peu les démons ralentirent leur vol ;
Je vis le labyrinthe, et j’en touchai le sol.
 
 
 

VI


 
Sous un platane, au flanc d’une colline ardue,
Les trois temples païens surgirent à ma vue.
Ma première ferveur fut pour la Liberté.
Vers son portique blanc je courus exalté.
— N’attendez de ma phrase aucune fioriture
Sur les compartiments, le dôme et la sculpture
De l’édifice. — À peine y jetai-je un coup-d’œil. —
L’obélisque d’airain qui se dressait au seuil,
Absorba tout entier mon œil farouche et triste.
— Or, mon nom n’était pas sur la pompeuse liste. —
 
 
 

VII


 
Blême comme le roi des épouvantements,
Je m’arrêtai glacé ; mille pressentiments
De funèbre couleur en mon cerveau sourdirent ;
La Raison, la Sagesse à l’oreille me dirent :
« Pour jouer un tel jeu tu n’es pas assez fort.
Fuis ! tente sur toi-même un héroïque effort. »
Mais l’Orgueil me cria que je serais un lâche
Si je m’en retournais sans accomplir ma tâche.
Alors, sur mon visage, avec intensité
Je rappelai le calme et la sérénité ;
J’invoquai l’Espérance, et, m’efforçant d’y croire,
J’arrivai taciturne aux portes de la Gloire.
 
 
 

VIII


 
Mon œil interrogea l’obélisque divin
Sur sa quadruple face... En vain ! toujours en vain !
Pas de nom ! — Cette fois, ma douleur fut plus digne ;
Ma tête se drapa d’une ironie insigne :
Mon cœur bondit de rage, et, faisant le géant,
Se permit de traiter la gloire de néant.
Je pensai que l’Amour avait assez de palmes,
Assez de beaux festins, de solitudes calmes,
Pour me faire oublier, dans leur solennité,
Le dédain de la Gloire et de la Liberté.
Donc, je repris courage, et, d’un bond frénétique,
Je m’élançai devant le troisième portique.
 
 
 

IX


 
Mes frères en orgueil, vous tous dont les vingt ans
Ne font que de sonner à l’horloge du temps,
Vous, qui, francs contempteurs de ce siècle néfaste,
Voulez accidenter votre vie avec faste,
Et nourrissez tout bas l’immense ambition
D’unir à l’action la contemplation,
Dites, comprenez-vous quelle âpre névralgie
De ma sombre nature exaltait l’énergie,
Pendant que je jouais, bourrelé de remord,
Mon dernier coup de dé sur la table du sort ?...
 
 
 

X


 
Frères, là comme ailleurs, mon regard n’eut à lire
Que des noms étrangers ! — Pantelant de délire,
Je tirai mon poignard, et, de ma forte main,
Je ciselai mon nom sur le bronze inhumain ! —
Alors, pour châtier ce hardi sacrilège,
La théâtrale horreur d’un pompeux sortilège
M’enveloppa ; le ciel couvrit son pavillon
D’un drap noir que zébrait un sulfureux sillon,
Et, du creux d’un nuage, une voix dramatique
Laissa tomber ces mots, comme un oracle antique :
 
            Puisque Liberté, Gloire, Amour,
T’ont défendu l’accès de leurs temples sublimes ;
            Puisque, d’abîmes en abîmes,
Tes trois plans de bonheur ont roulé tour à tour ;
Prépare-toi, jeune homme, à descendre la pente
Qui mène au réceptacle où, sur un trépied noir,
Siège le démon pâle à la robe sanglante,
            Qu’on appelle le Désespoir !
 
 

1833

Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Mon florilège

(Tоuriste)

(Les textes et les auteurs que vous aurez notés apparaîtront dans cette zone.)

Compte lecteur

Se connecter

Créer un compte

Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Jасоb : Silеnсе dаns lа nаturе

Βоilеаu : Sаtirе VΙΙΙ : «Dе tоus lеs аnimаuх qui s’élèvеnt dаns l’аir...»

Sigоgnе : «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...»

Du Βеllау : «Соmtе, qui nе fis оnс соmptе dе lа grаndеur...»

Βаudеlаirе : Αu Lесtеur

Сhrеtiеn dе Τrоуеs : «Се fut аu tеmps qu’аrbrеs flеurissеnt...»

Τоulеt : «Dаns lе lit vаstе еt dévаsté...»

Riсtus : Jаsаntе dе lа Viеillе

Riсtus : Lеs Ρеtitеs Βаrаquеs

Dеsbоrdеs-Vаlmоrе : «J’étаis à tоi pеut-êtrе аvаnt dе t’аvоir vu...»

☆ ☆ ☆ ☆

Νоël : Visiоn

Siеfеrt : Vivеrе mеmеntо

Dеshоulièrеs : Sоnnеt burlеsquе sur lа Ρhèdrе dе Rасinе

Τоulеt : «Τоi qui lаissеs pеndrе, rеptilе supеrbе...»

Siсаud : Lа Grоttе dеs Léprеuх

Соppéе : «Сhаmpêtrеs еt lоintаins quаrtiеrs, је vоus préfèrе...»

Саrсо : Lаissеz-mоi

Νоuvеаu : Сru

Τоulеt : «Lе sаblе оù nоs pаs оnt сrié...»

Dеlаruе-Μаrdrus : Εrrеmеnts

Cоmmеntaires récеnts

De Сосhоnfuсius sur «Μаîtrеssе, quаnd је pеnsе аuх trаvеrsеs d’Αmоur...» (Rоnsаrd)

De Сосhоnfuсius sur Lа Lunе оffеnséе (Βаudеlаirе)

De Сосhоnfuсius sur «Се соrps défiguré, bâti d’оs еt dе nеrfs...» (Sigоgnе)

De Rоzès sur Μédесins (Siсаud)

De Dаmе dе flаmmе sur «Hélаs ! vоiсi lе јоur quе mоn mаîtrе оn еntеrrе...» (Rоnsаrd)

De Jаdis sur «J’аdоrе lа bаnliеuе аvес sеs сhаmps еn friсhе...» (Соppéе)

De Rоzès sur Lе Сhеmin dе sаblе (Siсаud)

De Sеzоr sur «Jе vоudrаis biеn êtrе vеnt quеlquеfоis...» (Durаnt dе lа Βеrgеriе)

De KUΝG Lоuisе sur Villе dе Frаnсе (Régniеr)

De Сurаrе- sur «Épоuvаntаblе Νuit, qui tеs сhеvеuх nоirсis...» (Dеspоrtеs)

De Xi’аn sur Jеhаn Riсtus

De Villеrеу јеаn -pаul sur Détrеssе (Dеubеl)

De ΒооmеrаngΒS sur «Βiеnhеurеuх sоit lе јоur, еt lе mоis, еt l’аnnéе...» (Μаgnу)

De Hаikukа sur «Lе Sоlеil l’аutrе јоur sе mit еntrе nоus dеuх...» (Rоnsаrd)

De Gаrdiеn dеs Суmеs sur Сhаnt dе Νоël (Νоël)

De Сurаrе- sur «Lа mоrt а tоut mоn biеn еt mоn еspоir étеint...» (Αubin dе Μоrеllеs)

De Сurаrе- sur Jоurnаlistе piеuх (Fréсhеttе)

De аunrуz sur Rêvеriе (Lаrguiеr)

De Сhristiаn sur Сrépusсulе dе dimаnсhе d’été (Lаfоrguе)

De Τhundеrbird sur Αgnus Dеi (Vеrlаinе)

De Jаdis sur Épiphаniе (Lесоntе dе Lislе)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе

 



Photo d'après : Hans Stieglitz