Rodenbach


Les Solitaires


 
Quand j’entends un amant trahi qui se lamente
Qui maudit le printemps pour un arbre sans nid,
Qui trouve l’amour faux puisque fausse est l’amante
Comme un soleil qu’on voit par un vitrail terni,
 
Quand il s’enferme seul, les longs soirs de novembre,
Brûlant tout : des cheveux, des lettres, des sachets,
Et que des rais de pluie aux vitres de sa chambre
Viennent appesantir leurs douloureux archets,
 
Quand, sur la trahison, la tendresse l’emporte
Et que, pour oublier ce soudain abandon,
Il s’en va dans la nuit rôder devant sa porte
Pour envoyer vers elle un essai de pardon,
 
Alors je songe à ceux — les plus las, les plus tristes ! —
Qui n’ont jamais connu la douceur d’être amant ;
Les mendiants d’amour, les mornes guitaristes
Qui sur le pont du Rêve ont chanté vainement.
 
Ils ont été, pleurant, par les quartiers infâmes
Où claquaient aux châssis des linges suspendus,
Ils ont été rôdant et fixant sur les femmes
Des regards suppliants comme des chiens perdus.
 
Parfois, dans une rue assoupie et déserte,
Rêvant des amours blancs, des échanges d’anneau,
Ils regardaient longtemps une fenêtre ouverte
D’où tombait dans la rue un chant de piano.
 
D’autres fois ils allaient aux saisons pluviales
Attendre, sous la flamme et l’or des magasins,
Le groupe turbulent des ouvrières pâles
dont la bouche bleuie a le ton des raisins.
 
Pauvres cœurs méconnus, dédaignés par les vierges !
Où seule maintenant la bande des désirs
S’installe pour un soir comme dans des auberges
Et salit le murs blancs à ses mornes plaisirs.
 
Oh ! ceux-là je les plains, ces veuves d’épouses mortes
Qu’ils aimèrent en rêve et dont ils n’ont rien eu,
Mais qu’ils croient tous les jours voir surgir à leurs portes
Et dont partout les suit le visage inconnu.
 
Oh ! ceux-là je les plains, ces amants sans amante
Qui cherchent dans le vent des baisers parfumés,
Qui cherchent de l’oubli dans la nuit endormante
Et meurent du regret de ne pas être aimés !
 
« Mes bras veulent s’ouvrir... » — Non ! Étreins les nuées !
— « Je suis seul ! c’est l’hiver ! et je voudrais dormir
Sur les coussins de chair des gorges remuées ! »
— Ton âme n’aura pas ce divin souvenir.
 
Le Solitaire part à travers la bourrasque ;
Il regarde la lune et lui demande accueil,
Mais la lune lui rit avec ses yeux de masque
Et les astres luisants sont des clous de cercueil.
 
Alors il intercède : « Ô vous, les jeunes filles,
Venez donc ! aimez-moi ! mes rêves vous feront
Des guirlandes de fleurs autant que des quadrilles... »
Elles répondent : non ! et lui part sous l’affront.
 
« Vous mes sœurs, ô pitié ! vous, les veuves lointaines,
Qui souffrez dans le deuil et dans l’isolement,
Mes larmes remettront de l’eau dans vos fontaines,
Et votre parc fermé fleurira brusquement... »
 
Non encor ! — « Vous, du moins, les grandes courtisanes
Portant dans vos cœurs froids l’infini du péché,
Mes voluptés vers vous s’en vont en caravanes
Pour tarir votre vice ainsi qu’un puits caché... »
 
Mais leur appel se perd dans la neige et la pluie !
Et rien n’a consolé de leur tourment amer
Les martyrs d’idéal que leur grande âme ennuie
Et qui vivront plaintifs et seuls — comme la mer !
 

La Jeunesse blanche, 1886

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