Rodenbach

Les Tristesses, 1879


Promenade automnale


 
Lorsque j’ai travaillé, pensif, sur mon pupitre
Tout le jour, sans voir même éclater à la vitre
Le rayon tiède et clair du soleil automnal,
Je m’arrache parfois à mon logis banal
Et, tout entier au rêve ardent qui m’accompagne,
Je m’en vais lentement le soir vers la campagne.
 
Le faubourg est bruyant par où je dois passer :
Au fond des cabarets on s’apprête à danser,
Et les orgues déjà préludent aux quadrilles ;
Les écoliers, rentrés de classe, jouent aux billes,
Et les femmes, qui sont sur des chaises de bois,
Allaitent leurs enfants en épluchant des noix.
 
Je marche en me hâtant pour quitter la banlieue,
Et, sans presque y songer, je fais toute une lieue
Jusqu’à ce que je sois libre et seul en pleins champs.
Alors je goûte en paix la splendeur des couchants :
Le soleil, dont la sphère opaque est agrandie,
Inonde l’horizon d’un reflet d’incendie,
Et les carreaux lointains des fermes sont en feu.
 
Dans le ciel, quelques blancs nuages sur fond bleu :
On croirait voir un golfe où courent quelques voiles
Qui pour falots vont vite allumer les étoiles.
Un calme solennel s’étend : les arbres verts
Paraissent noirs sur les horizons encor clairs ;
Là-bas un paysan s’estompe dans la brume,
En manches rouges, sur son petit champ qu’il fume.
 
Fredonnant d’une voix rauque, des bateliers,
Sur le chemin que borne un rang de peupliers,
Jettent pour aborder un branlant pont de planches.
Les vaches aux poils roux plaqués de taches blanches,
Quittant à regret l’herbe et les trèfles fanés
Et beuglant tout le long des sentiers contournés,
Sous le fouet des gamins gagnent les métairies.
De fluides vapeurs flottent sur les prairies ;
Le vol des moucherons agace les roseaux ;
Les saules, dont les pieds plongent au bord des eaux,
Laissant s’y rafraîchir leur pâle chevelure,
Rêvent dans une morne et fantastique allure.
Les moulins reposés, immobiles et droits,
Avec leurs bras ouverts semblent de grandes croix ;
Sur des cordes, le linge entre les arbres sèche
Et claque au frôlement de la brise plus fraîche ;
L’Angélus du soir vibre en accords argentins ;
Un bruit vague de voix se perd dans les lointains,
Et par moments le cri rythmique des cigales
Perce d’un son aigu ces rumeurs musicales.
 
Et c’est pour l’âme un charme ineffable de voir
L’automne unir sa grâce à la grâce du soir,
Car l’heure et la saison étant de connivence
Font doux l’hiver qui vient et la nuit qui s’avance.
 

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