Saint-Pol-Roux


Une âme à quatre pattes


À madame Séverine.

Du portail, je remarquai, sous les platanes des écuries, un cercle de charretiers ayant pour centre un cheval blanc sans harnais.

Comme ces hommes à la bouche ordinairement blasphématrice me paraissaient, malgré la distance, accablés d’une grosse peine, avec curiosité je m’approchai.

Dans le cheval blanc sans harnais je reconnus le plus vieux serviteur de la maison, puis je sus vite, par les mots cueillis çà et là, que la bête ayant fait son temps et ne pouvant sans danger pour sa santé continuer le pénible travail des carrières d’argile et des usines, mon père l’avait cédée à quelque brave paysan d’un hameau proche, afin qu’elle y vécût ses derniers jours dans un labeur primitif et facile au point de se croire en villégiature.

Le paysan choisi, vierge et franche figure d’homme éloigné des villes, attendait près du puits, à quelques pas, son heure de propriété ; j’observai une telle vérité dans ses clairs regards qui vinrent mettre leur rosée sur moi que l’étranger m’apparut sorti du puits en quelque sorte. Conseillé par mon cœur de recommander la bête au maître nouveau, j’allais me diriger vers lui, mais il me jaillit à l’esprit que le probe paysan pourrait trouver en ma démarche une façon de suspicion et je gardai intacte la certitude que le cheval trouverait là-bas les égards dus aux vieillards.

Je me retournai vers le cercle vivant.

À ce moment un des charretiers, Piémontais à la mine impitoyable, passait la main sur le dos de l’animal. Sachant pénétrer les choses délicates, je perçus que l’homme, envahi d’un indéfinissable remords, essayait comme d’effacer ses injustes coups de fouet, — or, la bête reposa simplement sur son bourreau deux prunelles miséricordieuses.

À travers l’éparse causerie des charretiers, je pus constituer l’histoire du serviteur qui nous allait quitter.

Vingt ans durant, il avait peiné dans nos carrières d’argile. Bien des chevaux étaient morts depuis sa venue au village rouge, lui avait résisté, non qu’il fût robuste, mais une volonté rare inspirait sa personne, une volonté, sorte de soumission chrétienne à l’usage des bêtes ou bien de résignation, ayant conscience de la fatalité qui terrasse les êtres conquis, bref une volonté sur laquelle, grâce à cette vertu de s’abstraire en l’espérance exacerbée d’un avenir meilleur, pèse peu l’inéluctable caparaçon des coups de fouet. Il alimentait de son tombereau lourd comme un rocher les diverses usines grouillantes de courroies folles et d’épileptiques cylindres, qui sans doute lui paraissaient des lieux de sabbat hantés par des reptiles de cuir et des araignées d’acier fantastiquement laborieuses. L’argile, une fois devenue tuiles, statues ou balustres, il la portait sur la tartane amarrée au rivage, qui cinglait la porter à son tour aux bâtiments de Marseille en partance pour les lointaines patries de la banane, du lingot, de la perruche...

— « Ô cette tartane aux lins de villageoise, pensai-je, dont avec surprise il suivait l’harmonieuse ivresse parmi le chemin glauque, peut-être son œil la considérait-il comme une charrette de mer et sa cervelle supposait-elle aussi l’invisible fouet d’un magique Charretier diffus dans le vent, puis un Cheval à lui semblable, mais un Cheval abîmé dans l’onde et tramant avec mystère la tartane obèse.

« Cette besogne de forçat, monotone calvaire d’ahans et de sueurs, fut la même tous les jours de la semaine, excepté le septième, le dimanche, où, de même que le Dieu des Malheureux, le pauvre cheval pouvait enfin calmer les consécutives fatigues du joug.

« Comme, affalé sur sa litière, il devait savourer le dimanche, et comme ses heures lui devaient être maternelles et précieuses dans leur robe azur perlée de sons de cloches ! Sans doute, à part lui, nommait-il le dimanche : le Jour-où-l’on-sonne-les-Cloches ! »

La chère bête, ici, me para de son œil tranquille et son regard exprimait :

— « Oui ! longtemps j’ai souffert, néanmoins, en cette heure d’adieux, à l’instant d’aller vers la joie prochaine, je ne suis pas sans regretter la souffrance passée. Elle m’était une habitude, noire certes, mais l’on chérit ses habitudes, quelle que soit leur couleur. Je sais que je m’en vais, or le départ est triste toujours, partît-on de l’enfer ; je sens que j’abandonne quelque chose, or l’abandon est triste à jamais, l’abandonnée fût-elle la misère. Ma misère, vois-tu, j’appris à l’aimer comme une épouse, méchante il est vrai, qui cependant reste fidèle au foyer ; eh hien, je trouvais, à la longue, du calme à l’acariâtre foyer. Le bonheur n’est-il pas dans la résignation qui change en devoir accompli l’injustice subie et permet à l’âme du vaincu d’égaler, de surpasser même, l’âme du vainqueur ? Fort de cette idée que le sage canalise en rivières bonnes le fleuve désastreux, mes coups de fouet finirent par me sembler des caresses puissantes, et, si je l’avais pu, j’aurais crié merci, croyant qu’une amitié considérable me faisait l’aumône. On ne saurait trop excuser les peines fidèles, puisque leur existence prouve qu’elles tiennent à vous. Oh ! les peines sont des malheureuses exilées du monde heureux ! Subissons-les, nous les misérables, laissons les peines nous aimer à leur manière et chérissons-les en désespoir de cause, quoique faire souffrir soit leur genre d’aimer, chérissons-les au nom de leur fidélité !

« Maintenant tu connais mon regret.

« Volontiers, je le célébrerais avec le culte extérieur des larmes, mais le don des pleurs s’en est, hélas ! allé dans mes sueurs innombrables ! Pourtant je pleure, et mes invisibles larmes sont plus amères que des larmes visibles, parce que mes bourreaux ici présents ne les voient point et parce que l’absence physique de cette onde triste peut faire croire à l’ingratitude de la victime qui s’en va. »

Écartant les charretiers songeurs, le paysan jeta sa limousine en guise de sac sur le cheval, et prit quelque temps à lui adjoindre un licol avec brides d’osier et rênes de corde.

Le regard du cheval continua :

— « Je regrette aussi le village où mon séjour aperçut tant de choses diverses. J’y ai vu des bébés en nombre incalculable devenir des communiants lisés d’un cierge, puis des ouvrières et des soldats, puis des fiancés, puis des époux, puis des mères ou des pères. Combien de baptêmes et combien de funérailles contrastèrent sur ma route ! Toi-même, je te vis jouer aux billes sous la treille ancestrale de Péragante ; le soir, voici des ans, Cadet le palefrenier te campait sur mon dos paisible au retour du travail et tu riais très rouge pour déguiser ta peur très blanche. Peut-être ne te souviens-tu plus, moi je me rappelle, n’ayant qu’un droit bien à moi : celui du souvenir. Je regrette aussi ce grand œil de fée blonde, la mer, et je regrette encore le recteur au front de patriarche qui faisait sonner les cloches dominicales : ces cloches regrettées par-dessus tout ! »

Par la pensée je répondis au pieux cheval, et mon silence fut entendu de lui, le silence étant l’idiome familier aux êtres qui ne sont pas les hommes.

— « Console-toi, répondis-je, là-bas d’autres cloches t’attendent. Sonnant parmi la paix constante, certes elles seront moins précieuses que celles qui, sonnant après six jours d’esclavage, annonçaient la liberté. Qu’importe si, par le divorce de la misère, tu t’imagines vivre un dimanche perpétuel ! Et puis, au hameau de joie, ta tête dressée dans la brise pourra-t-elle entendre parfois les cloches premières du village de souffrance !... »

Le paysan sauta en selle et le vieux cheval, sorti de l’adieu des charretiers, entra dans la route blanche. Je suivais.

Devinant mon âme chagrine, le cavalier me dit :

— « Soyez sans crainte sur son sort. La semaine, après avoir porté de l’herbage au marché communal ou des primeurs aux castels voisins, on le laissera paître et rêver avec les moutons et les oies ; le dimanche, au petit trot, avec une branche de romarin au collier, il conduira la carriole familiale à la messe derrière la colline fleurie. À l’avenir, plus de ces poids énormes qui faisaient craquer ses vieux os, désormais plus de fouet qui met la viande à vif et plus de pente roide ! Son chemin sentira bon avec, çà et là, des coqs superbes comme des fusées d’artifice, des croix sur des marches de pierre et des saintes vierges dans leurs niches. Lorsqu’il sera trop vieux, nous le laisserons à l’étable devant un tas de foin. La maisonnée l’aimera si bien que sa mort fera pleurer les enfants et hurler le chien du portail... Alors, moi, je creuserai un grand trou pour le soustraire au grand couteau de l’équarrisseur et lui permettre le dernier sommeil !... »

Le paysan avait dit, sa monture secouait la tête en signe évident de gratitude anticipée.

Il se faisait tard, le soleil étant depuis longtemps tombé dans les vagues, immense coupe de Thulé.

Nous approchions du dernier arbre du village.

À cet endroit, comme si quelque lutin charitable en observation dans le clocher eût voulu réaliser l’intime souhait du cheval, l’Angélus tinta.

S’arrêtant alors, dans le but manifeste d’y emmagasiner les sons adorés pour tout le temps de sa vie nouvelle, le cheval dressa les oreilles.

L’Angélus achevé, la pauvre bête s’efforça de hennir un adieu suprême ; mais le hennissement resta dans le grand cou tendu dont la crinière me parut une pluie de larmes incommensurables...


La Rose et les épines du chemin, 1901

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