Verlaine

Jadis et Naguère, 1884


Les Vaincus


                                           
À Louis-Xavier de Ricard

                                I
 
La Vie est triomphante et l’Idéal est mort,
Et voilà que, criant sa joie au vent qui passe,
Le cheval enivré du vainqueur broie et mord
Nos frères, qui du moins tombèrent avec grâce,
 
Et nous que la déroute a fait survivre, hélas !
Les pieds meurtris, les yeux troubles, la tête lourde,
Saignants, veules, fangeux, déshonorés et las,
Nous allons, étouffant mal une plainte sourde,
 
Nous allons, au hasard du soir et du chemin,
Comme les meurtriers et comme les infâmes,
Veufs, orphelins, sans toit, ni fils, ni lendemain,
Aux lueurs des forêts familières en flammes !
 
Ah ! puisque notre sort est bien complet, qu’enfin
L’espoir est aboli, la défaite certaine,
Et que l’effort le plus énorme serait vain,
Et puisque c’en est fait, même de notre haine,
 
Nous n’avons plus, à l’heure où tombera la nuit,
Abjurant tout risible espoir de funérailles,
Qu’à nous laisser mourir obscurément, sans bruit,
Comme il sied aux vaincus des suprêmes batailles.
   
 
                                II
 
Une faible lueur palpite à l’horizon
Et le vent glacial qui s’élève redresse
Le feuillage des bois et les fleurs du gazon ;
C’est l’aube ! tout renaît sous sa froide caresse.
 
De fauve l’Orient devient rose, et l’argent
Des astres va bleuir dans l’azur qui se dore ;
Le coq chante, veilleur exact et diligent ;
L’alouette a volé stridente : c’est l’aurore !
 
Éclatant, le soleil surgit : c’est le matin !
Amis, c’est le matin splendide dont la joie
Heurte ainsi notre lourd sommeil, et le festin
Horrible des oiseaux et des bêtes de proie.
 
Ô prodige ! en nos cœurs le frisson radieux
Met à travers l’éclat subit de nos cuirasses,
Avec un violent désir de mourir mieux,
La colère et l’orgueil anciens des bonnes races.
 
Allons, debout ! allons, allons ! debout, debout !
Assez comme cela de hontes et de trêves !
Au combat, au combat ! car notre sang qui bout
A besoin de fumer sur la pointe des glaives !
   
 
                                III
 
Les vaincus se sont dit dans la nuit de leurs geôles :
Ils nous ont enchaînés, mais nous vivons encor.
Tandis que les carcans font ployer nos épaules,
Dans nos veines le sang circule, bon trésor.
 
Dans nos têtes nos yeux rapides avec ordre
Veillent, fins espions, et derrière nos fronts
Notre cervelle pense, et s’il faut tordre ou mordre,
Nos mâchoires seront dures et nos bras prompts.
 
Légers, ils n’ont pas vu d’abord la faute immense
Qu’ils faisaient, et ces fous qui s’en repentiront
Nous ont jeté le lâche affront de la clémence.
Bon ! la clémence nous vengera de l’affront.
 
Ils nous ont enchaînés ! Mais les chaînes sont faites
Pour tomber sous la lime obscure et pour frapper
Les gardes qu’on désarme, et les vainqueurs en fêtes
Laissent aux évadés le temps de s’échapper.
 
Et de nouveau bataille ! Et victoire peut-être,
Mais bataille terrible et triomphe inclément,
Et comme cette fois le Droit sera le maître,
Cette fois-là sera la dernière, vraiment !
   
 
                                IV
 
Car les morts, en dépit des vieux rêves mystiques,
Sont bien morts, quand le fer a bien fait son devoir
Et les temps ne sont plus des fantômes épiques
Chevauchant des chevaux spectres sous le ciel noir,
 
La jument de Roland et Roland sont des mythes
Dont le sens nous échappe et réclame un effort
Qui perdrait notre temps, et si vous vous promîtes
D’être épargnés par nous vous vous trompâtes fort.
 
Vous mourrez de nos mains, sachez-le, si la chance
Est pour nous. Vous mourrez, suppliants, de nos mains.
La justice le veut d’abord, puis la vengeance,
Puis le besoin pressant d’opportuns lendemains.
 
Et la terre, depuis longtemps aride et maigre,
Pendant longtemps boira joyeuse votre sang
Dont la lourde vapeur savoureusement aigre
Montera vers la nue et rougira son flanc,
 
Et les chiens et les loups et les oiseaux de proie
Feront vos membres nets et fouilleront vos troncs,
Et nous rirons, sans rien qui trouble notre joie,
Car les morts sont bien morts et nous vous l’apprendrons.
   

Commentaire (s)
Votre commentaire :
Nom : *
eMail : * *
Site Web :
Commentaire * :
pèRE des miséRablEs : *
* Information requise.   * Cette adresse ne sera pas publiée.
 


Agora

Évаluations récеntes
☆ ☆ ☆ ☆ ☆

Vеrlаinе : Rеtоur dе Νаplеs

Соrbièrе : À mоn сhiеn Ρоpе

Jаmmеs : Ρrièrе pоur аimеr lа dоulеur

Fоurеst : Εn pаssаnt sur lе quаi...

Βаnvillе : Lаpins

Сrоs : Sоnnеt : «Jе sаis fаirе dеs vеrs pеrpétuеls. Lеs hоmmеs...»

Jаmmеs : Si tu pоuvаis

Vеrlаinе : Éсrit еn 1875

Rоllinаt : Lа Vасhе blаnсhе

Соrbièrе : Ρаrаdе

☆ ☆ ☆ ☆

Klingsоr : Lеs Νоisеttеs

Dеrèmе : «À quоi bоn tе сhеrсhеr, glоirе, viеillе étiquеttе !...»

Gаutiеr : Ρоrtаil

Ginеstе : Vеrs ехtrаits d’un pоëmе d’аmоur

Lаfоrguе : Νосturnе

Lаttаignаnt : Αdiеuх аu Μоndе

Vеrlаinе : Sоnnеt pоur lа Kеrmеssе du 20 јuin 1895 (Саеn)

Vеrlаinе : Épilоguе

Τаilhаdе : Quаrtiеr lаtin

Vеrlаinе : Dédiсасе

Cоmmеntaires récеnts

De Сосhоnfuсius sur «L’étоilе dе Vénus si brillаntе еt si bеllе...» (Μаllеvillе)

De Jаdis sur Саusеriе (Βаudеlаirе)

De Сосhоnfuсius sur Lа Vасhе blаnсhе (Rоllinаt)

De Сосhоnfuсius sur «Соurtisаns, qui trаînеz vоs јоurs déshоnоrés...» (Vаlléе dеs Βаrrеаuх)

De Βеаudеlаirе sur Βаudеlаirе

De Lе Gаrdiеn sur Virgilе (Βrizеuх)

De Jаdis sur Сrépusсulе (Соppéе)

De Jаdis sur Αu lесtеur (Μussеt)

De Rigаult sur Lеs Hirоndеllеs (Εsquirоs)

De Rigаult sur Αgénоr Αltаrосhе

De Jоël Gауrаud sur Αvе, dеа ; Μоriturus tе sаlutаt (Hugо)

De Huguеs Dеlоrmе sur Sоnnеt d’Αrt Vеrt (Gоudеzki)

De Un pоilu sur «Μоn âmе а sоn sесrеt, mа viе а sоn mуstèrе...» (Αrvеrs)

De Lе соmiquе sur Μаdrigаl tristе (Βаudеlаirе)

De Сhаntесlеr sur «Sur mеs vingt аns, pur d’оffеnsе еt dе viсе...» (Rоnsаrd)

De Gеоrgеs sur À lа mémоirе dе Zulmа (Соrbièrе)

De Guillеmеttе. sur «Lе bеаu Ρrintеmps n’а pоint tаnt dе fеuillаgеs vеrts...» (Lа Сеppèdе)

De Guillаumе sur Αbаndоnnéе (Lоrrаin)

De Lа Μusérаntе sur Hоmmаgе : «Lе silеnсе déјà funèbrе d’unе mоirе...» (Μаllаrmé)

De Сurаrе- sur Αdiеuх à lа pоésiе (Gаutiеr)

De Сurаrе- sur «J’еntrеvоуаis sоus un vêtеmеnt nоir...» (Μаgnу)

Plus de commentaires...

Flux RSS...

Ce site

Présеntаtion

Acсuеil

À prоpos

Cоntact

Signaler une errеur

Un pеtit mоt ?

Sоutien

Fаirе un dоn

Librairiе pоétique en lignе