Villon


Le Lais


 

Fait l’An 1456


L’an quatre cent cinquante six,
Je, François Villon, écolier,
Considérant, de sens rassis,
Le frein aux dents, franc au collier,
Qu’on doit ses œuvres conseiller,
Comme Végèce le raconte,
Sage Romain, grand conseiller,
Ou autrement on se mécompte.
 
2
 
En ce temps que j’ai dit devant,
Sur le Noël, morte saison,
Lorsque les loups vivent de vent
Et qu’on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tison,
Me vint le vouloir de briser
La très douloureuse prison
Qui faisait mon cœur débriser.
 
3
 
Je le fis en telle façon,
Voyant Celle devant mes yeux
Consentant à ma défaçon
Sans ce que jà lui en fut mieux ;
Dont je me deuil et plains aux cieux
En requérant d’elle vengeance
À tous les dieux vénérieux,
Et du grief d’amour allégeance.
 
4
 
Et, si j’ai pris en ma faveur,
Ces doux regrets et beaux semblants
De très décevante saveur
Me transperçant jusques aux flancs ;
Bien ils ont vers moi les pieds blancs
Et me faillent au grand besoin.
Planter me faut autres complants
Et frapper en un autre coin.
 
5
 
Le regard de Celle m’a pris,
Qui m’a été félonne et dure ;
Sans ce qu’en rien aye mépris,
Veut et ordonne que j’endure
La mort, et que plus je ne dure !
Si n’y vois secours que fouir !
Rompre veut la vive soudure
Sans mes piteux regrets ouïr !
 
6
 
Pour obvier à ces dangers,
Mon mieux est, ce crois, de partir.
Adieu ! Je m’en vais à Angers,
Puisqu’ell’ ne me veut impartir
Sa grâce, il me convient partir.
Par elle meurs, les membres sains ;
Au fort, je meurs amant martyr,
Du nombre des amoureux saints !
 
7
 
Combien que le départ me soit
Dur, si faut-il que je l’éloigne.
Comme mon pauvre sens conçoit,
Autre que moi est en quéloigne.
Dont onques sorêt de Boulogne
Ne fut plus altéré d’humeur.
C’est pour moi piteuse besogne :
Dieu en veuille ouïr ma clameur !
 
8
 
Et puisque départir me faut,
Et du retour ne suis certain :
Je ne suis homme sans défaut,
Ne qu’autre d’acier ni d’étain.
Vivre aux humains est incertain,
Et, après mort, n’y a relais :
Je m’en vais en pays lointain ;
Si établis ce présent legs.
 
9
 
Premièrement, au nom du Père,
Du Fils et du Saint-Esperit,
Et de sa glorieuse Mère
Par qui grâce rien ne périt :
Je laisse, de par Dieu, mon bruit
À maître Guillaume Villon,
Qui en l’honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon.
 
10
 
Item, à Celle que j’ai dit,
Qui si durement m’a chassé,
Que j’en suis de joie interdit
Et de tout plaisir déchassé,
Je laisse mon cœur enchâssé,
Pâle, piteux, mort et transi :
Elle m’a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci !
 
11
 
Item, à Maître Ythier Marchant,
Auquel je me sens très tenu,
Laisse mon branc d’acier tranchant,
(Ou à maître Jean le Cornu),
Qui est en gage détenu
Pour un écot sept sous montant,
Si veuil, selon le contenu,
Qu’on leur livre, en le rachetant.
 
12
 
Item, je laisse à Saint-Amant
Le Cheval Blanc avec la Mulle
Et à Blaru, mon diamant
Et l’Âne rayé qui recule.
Et le Décret qui articule :
Omnis utriusque sexus,
Contre la Carméliste bulle,
Laisse aux curés, pour mettre sus.
 
[13
 
Item, à Jean Tronne, boucher,
Laisse le Mouton franc et tendre,
Et un tachon pour émoucher
Le bœuf couronné qu’il veut vendre
Ou la vache qu’il pourra prendre.
Le vilain qui l’a, trousse au col,
S’il ne la rend, qu’on le puist pendre
Et étrangler d’un bon licol !]
 
14
 
Et à maître Robert Vallée,
Pauvre clergeaut au Parlement,
Qui n’entend ni mont ni vallée,
J’ordonne principalement
Qu’on lui baille légèrement
Mes brayes, étant aux Trumelières,
Pour coiffer plus honnêtement
S’amie Jeanne de Millières.
 
15
 
Pour ce qu’il est de lieu honnête,
Faut qu’il soit mieux récompensé,
Car le Saint-Esprit l’admoneste,
Obstant ce qu’il est insensé.
Pour ce, je me suis pourpensé
Puisqu’il n’a sens ne qu’une armoire,
À recouvrer sur Malpensé
Qu’on lui baille l’Art de Mémoire.
 
16
 
Item, je assigne la vie
Du dessusdit maître Robert...
Pour Dieu ! n’y ayez point d’envie !
Mes parents, vendez mon haubert
Et que l’argent, ou la plupart,
Soit employé, dedans ces Pâques,
À acheter à ce poupart
Une Fenêtre emprès Saint-Jacques.
 
17
 
Item, laisse et donne en pur don,
Mes gants et ma huque de soie
À mon ami Jacques Cardon ;
Le gland aussi d’une saussoie,
Et tous les jours une grosse oie
Ou un chapon de haute graisse ;
Dix muids de vin blanc comme croie,
Et deux procès, que trop n’engraisse.
 
18
 
Item, je laisse à ce noble homme,
Regnier de Montigny, trois chiens,
Aussi à Jean Raguier, la somme
De cent francs, pris sur tous mes biens ;
Mais quoi ? Je n’y comprends en riens
Ce que je pourrai acquérir :
On ne doit trop prendre des siens,
Ni trop ses amis surquérir.
 
19
 
Item, au seigneur de Grigny
Laisse la garde de Nijon,
Et six chiens plus qu’à Montigny,
Vicêtre, châtel et donjon ;
Et à ce malotru Changeon,
Mouton, qui le tient en procès,
Laisse trois coups d’un escourgeon,
Et coucher, paix et aise, ès ceps.
 
20
 
Et à maître Jacques Raguier,
Laisse l’Abruvouër Popin,
Pêches, poussins au blanc manger,
Toujours le choix d’un bon lopin,
Le trou de la Pomme de Pin,
Clos et couvert, au feu la plante,
Emmailloté en jacopin ;
Et qui voudra planter, si plante !
 
21
 
Item, à maître Jean Mautaint
Et maître Pierre Basanier,
Le gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits, sans épargner ;
Et à mon procureur Fournier,
Bonnets courts, chausses semelées,
Taillées chez mon cordonnier,
Pour porter durant ces gelées.
 
22
 
Item, au Chevalier du Guet,
Le Hëaume je lui établis,
Et aux piétons qui vont d’aguet
Tâtonnant par ces établis,
Je leur laisse deux beaux riblis,
La lanterne à la Pierre-au-Lait...
Voire, mais j’aurai les Trois-Lis,
S’ils me mènent en Châtelet.
 
23
 
Item, à Perrenet Marchant,
Qu’on dit le bâtard de la Barre,
Pour ce qu’il est un bon marchand,
Lui laisse trois gluyons de feurre
Pour étendre dessus la terre
À faire l’amoureux métier
Où il lui faudra sa vie querre,
Car il ne sait autre métier.
 
24
 
Item, au Loup et à Cholet,
Je laisse à la fois un canard,
Pris sous les murs, comme on souloit,
Envers les fossés, sur le tard ;
Et à chacun un grand tabard
De cordelier jusques aux pieds,
Bûche, charbon et pois au lard,
Et mes houseaux sans avant-pieds.
 
25
 
Derechef, je laisse, en pitié,
À trois petits enfants tout nus,
Nommés en ce présent traité,
Pauvres orphelins impourvus,
Tous déchaussés, tous dépourvus
Et dénués comme le ver ;
J’ordonne qu’ils seront pourvus
Au moins pour passer cet hiver.
 
26
 
Premièrement, Colin Laurens,
Girard Gossoin et Jean Marceau,
Dépourvus de biens, de parents,
Qui n’ont vaillant l’anse d’un seau,
Chacun, de mes biens un faisceau
Ou quatre blancs, s’ils l’aiment mieux.
Ils mangeront maint bon morceau,
Les enfants, quand je serai vieux !
 
27
 
Item, ma nomination,
Que j’ai de l’Université,
Laisse par résignation,
Pour séclure d’adversité
Pauvres clercs de cette cité,
Sous cet intendit contenus :
Charité m’y a incité,
Et Nature, les voyant nus.
 
28
 
C’est maître Guillaume Cotin
Et maître Thibault de Vitry,
Deux pauvres clercs parlant latin,
Paisibles enfants sans estrif,
Humbles, bien chantants au lectry.
Je leur laisse cens recevoir
Sur la maison Guillot Gueuldry,
En attendant de mieux avoir.
 
29
 
Item, et j’adjoins à la crosse,
Celle de la rue Saint-Antoine,
Ou un billard de quoi on crosse,
Et tous les jours plein pot de Seine
Aux pigeons qui sont en l’essoine,
Enserrés sous trappe volière,
Mon mirouër bel et idoine,
Et la grâce de la geôlière.
 
30
 
Item, je laisse aux hôpitaux
Mes châssis tissus d’araignée
Et aux gisants sur les étaux,
Chacun sur l’œil une grognée,
Trembler à mine renfrognée,
Maigres, velus et morfondus ;
Chausses courtes, robe rognée,
Gelés, meurtris et enfondus.
 
31
 
Item, je laisse à mon barbier
Les rognures de mes cheveux,
Pleinement et sans détourbier ;
Au savetier mes souliers vieux,
Et au fripier mes habits tieux
Que, quand du tout je les délaisse,
Pour moins qu’ils ne coûtèrent neufs
Charitablement je leur laisse.
 
32
 
Item, je laisse aux Mendiants,
Aux Filles-Dieu et aux Béguines,
Savoureux morceaux et friands,
Chapons, flaons, grasses gélines,
Et puis prêcher les Quinze Signes
Et abattre pain à deux mains.
Carmes chevauchent nos voisines,
Mais cela ce n’est que du moins.
 
33
 
Item, laisse le Mortier d’or
À Jean, l’épicier, de la Garde,
Une potence de Saint-Mor
Pour faire un broyer à moutarde.
À celui qui fit l’avant-garde
Pour faire sur moi griefs exploits,
De par moi saint Antoine l’arde !
Je ne lui ferai autre lais.
 
34
 
Item, je laisse à Merebeuf
Et à Nicolas de Louvieux,
À chacun l’écaille d’un œuf,
Pleine de francs et d’écus vieux.
Quant au concierge de Gouvieux,
Pierre Rousseville, j’ordonne,
Pour lui donner encore mieux,
Écus tels que Prince les donne.
 
35
 
Finalement, en écrivant,
Ce soir, seulet, étant en bonne,
Dictant ces lais et décrivant,
J’ouïs la cloche de Sorbonne,
Qui toujours à neuf heures sonne
Le Salut que l’Ange prédit ;
Si suspendis et mis en bonne,
Pour prier comme le cœur dit.
 
36
 
Ce faisant, je m’entroubliai,
Non pas par force de vin boire,
Mon esperit comme lié ;
Lors je sentis dame Mémoire
Répondre et mettre en son armoire
Ses espèces collatérales,
Oppinative fausse et voire
Et autres intellectualles.
 
37
 
Et mêmement l’estimative,
Par quoi prospective nous vient,
Similative, formative,
Desquelles souvent il advient
Que, par leur trouble, homme devient
Fol et lunatique par mois ;
Je l’ai lu, se bien m’en souvient,
En Aristote aucunes fois.
 
38
 
Donc, le sensitif s’éveilla
Et évertua Fantaisie,
Qui tous organes réveilla,
Et tint souveraine partie
En suspens et comme amortie,
Par oppression d’oubliance,
Qui en moi s’était épartie
Pour montrer des sens l’alliance.
 
39
 
Puis mon sens qui fut à repos
Et l’entendement démêlé,
Je cuidai finer mon propos ;
Mais mon encre trouvai gelé,
Et mon cierge était soufflé.
De feu je n’eusse pu finer.
Si m’endormis, tout emmouflé,
Et ne pus autrement finer.
 
Fait au temps de ladite date,
Par le bien renommé Villon,
Qui ne mange figue ni datte :
Sec et noir comme écouvillon,
Il n’a tente ni pavillon
Qu’il n’ait laissé à ses amis,
Et n’a plus qu’un peu de billon
Qui sera tantôt à fin mis.
 

Commentaire (s)
Déposé par Cochonfucius le 24 juillet 2018 à 14h13


Que les loups se vivent de vent
----------

Dans une plaine, un loup se déplace à grands pas,
Déplorant que le temps ne soit plus à la guerre ;
Il a fait son souper de trois rongeurs vulgaires,
Acceptant sa pitance, il ne la choisit pas.

Un corbeau, quant à lui, n’a pris pour tout repas
Qu’un malheureux insecte abrité sous la terre ;
Il aurait préféré la chair d’un militaire,
Un de ceux qui sourient quand survient leur trépas.

Sur ces deux affamés, une nuit d’hiver tombe ;
Au bois, chaque refuge est plus froid qu’une tombe,
Ayez pitié du loup et du sombre corbeau !

Mais ces deux vagabonds ne baissent pas les armes,
Sachant que reviendra le printemps qui les charme,
Et que jamais l’hiver ne les mit au tombeau.




When wolves live on wind alone
----------

Celui qui voit l’arbre sans feuilles
A regret des jours où l’on cueille,
Quand ils sont bien mûrs, tant de fruits ;
Les beaux jours sont partis, sans bruit.

Celui qui garde en sa mémoire
Un écho de sa pauvre gloire
Se repose, vieillard obscur,
Comme un lézard sur un vieux mur.

Celui qui voit s’approcher l’ombre
Rejoindra, parmi les décombres,
Ceux qui, l’hiver, vont observant
Que les loups se vivent de vent.

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