Julien Vocance

(1878-1954)

 

Julien Vocance


Cent Visions de guerre


Mai 1916


Deux levées de terre,
Deux réseaux de fil de fer :
Deux civilisations.
 
 
La Mort a creusé sans doute
Ces gigantesques sillons
Dont les graines sont des hommes.
 
 
Au ras du sol depuis quinze jours,
Mon œil en connaît les moindres bosses,
Les moindres herbes.
 
 
Ma tête à peine rentrée,
Un moustique siffle et soudain
La crête de terre s’éboule.
 
 
 

*


 
 
Les cadavres entre les tranchées,
Depuis trois mois noircissant,
Ont attrapé la pelade.
 
 
Rumeurs de veuves, d’orphelins,
Bourdonnantes, comme un essaim,
Sur ces pauvres corps déteints.
 
 
Voici venir la nuit, si douce naguère.
Trouées de brusques lueurs,
Les ombres de la mort nous étreignent.
 
 
Sur ces charniers,
Ces feux d’artifice...
Une fois de plus sacrilèges !
 
 
La pluie fine et froide, en cinglantes rafales,
Pénètre nos os et nos âmes,
Et les moelles de la terre.
 
 
Une boule de feu
En nuage s’évanouit ;
Moïse sur le Sinaï.
 
 
En plein sur les travailleurs,
La lumière du projecteur
Les fait se jeter à terre.
 
 
Le dragon jailli des ténèbres
Sur nous crache ses dents rougies.
Un voile flottant l’escamote.
 
 
Par la fatigue écrasés,
Ils ont les poses écroulées
Des cadavres de la plaine.
 
 
 

*


 
 
Sur son chariot mal graissé,
L’obus très haut, pas pressé,
Au-dessus de nous a passé.
 
 
Les rafales de nos canons
D’une ville a l’horizon
Allument la vision brève.
 
 
Minuscule, ventre argenté,
Le taube a jeté
Sa fiente : bombe ou fusée.
 
 
Dans la terre battue,
Le brun tourbillon
Des obus roulant comme des gosses.
 
 
Sur le moulin —
Lama qui s’irrite,
Un 77 souffle ses crachats.
 
 
[...]
 
 
Par petits paquets,
En éventail autour de lui,
Sa chair a jailli.
 
 
Des croix de bois blanc
Surgissent du sol,
Chaque jour, çà et là.
 
 
 

*


 
 
Tambourins fêlés
Des coups de départ
Par temps de brouillard.
 
 
Terrés dans nos cagnas,
L’ouragan tournoyant de fer
Ne nous atteindra pas.
 
 
Quatre trombes de fumée noire,
Dont tout le sol est ébranlé !
Où tombera la prochaine bordée ?
 
 
Malaise de toute la chair
Où, dans un instant, peut entrer
La mitraille proche.
 
 
Des fers rougis tombant dans l’eau, des chats qui miaulent,
Des chariots qui grincent, et des toupies qui ronflent,
Et toutes ces ferrailles et ce fracas !
 
 
 

*


 
 
Gris fer, gris plomb, gris cendré,
Gris dans les cœurs résignés :
Relève des tranchées.
 
 
De grand pans de mur blafard,
Les hommes ont le cafard :
Vision lunaire.
 
 
[...]
 
 
 

*


 
 
Soldat des tranchées,
Homme des bois,
Gorille originel.
 
 
Pour arriver jusqu’à ma peau
Les balles ne pourraient jamais
Se débrouiller dans mes lainages.
 
 
Dans sa flanelle
Ses ongles vont, picorant
Les petites bêtes.
 
 
Il a lu la lettre de l’écolière,
Il a bien regardé son nom,
Il a dit que ça n’était pas pour lui.
 
 
Le teint fleuri,
Le ventre déboutonné :
Cuisinier des officiers.
 
 
Ils portent leur obésité comme un calice,
Ils la soignent, l’entretiennent.
Ils ne pourront jamais, jamais marcher.
 
 
Dans les vertèbres
Du cheval mal enfoui
Mon pied fait : floche...
 
 
Retenu par le poids du sac, à la renverse
Sur la pente gluante,
Il gigote, hanneton comique et pitoyable.
 
 
[...]
 
 
Dans un trou du sol, la nuit,
En face d’une armée immense,
Deux hommes.
 
 
Sur la lande désolée,
Des pas feutrés...
Mon œil fouille les ténèbres.
 
 
Le guetteur avancé trébuche
Sur un cadavre verdissant.
Brusque repli vers la tranchée.
 
 
[...]
 
 
Hier sifflant aux oreilles,
Aujourd’hui dans le képi,
Demain dans la tête
 
 
[...]
 
 
La mort dans le cœur,
L’épouvante dans les yeux,
Il se sont élancés de la tranchée.
 
 
Cla, cla, cla, cla, cla...
Ton bruit sinistre, mitrailleuse,
Squelette comptant ses doigts sur ses dents.
 
 
Avec la terre
Leurs corps célèbrent des noces
Sanglantes.
 
 
Parmi ces débris, ramassez
Ce qui peut être encore utilisé.
Vous laisserez le reste.
 
 
 

*


 
 
L’entonnoir creusé par la mine
Se prolonge dans les sapins
Dont les cassures flamboient.
 
 
Un ressort de bois claque.
Un long boudin tombe du ciel en tournoyant :
Je l’évite d’un revers de tête.
 
 
Au ras des tranchées,
Les éclats de chat en colère
Des Minenwerfer.
 
 
[...]
 
 
Sous les uniformes délavés
Qui gardent les plis dans la chute,
Des tas de cendre se forment par places.
 
 
Front troué, sanglé dans la toile de tente,
Sur son épaule un camarade l’emporte :
Triste viande abattue... qu’une mère attend.
 
 
[...]
 
 
Couleuvres acides,
Lancées dans la nuit,
Perdues dans les vignes...
 
 
Noirs oiseaux au vol éperdu,
Dont l’allure se multiplie,
Deux obus sur moi ont fondu.
 
 
Ferraille aiguë.
Tympan fourbu.
Maisons perdues.
 
 
Cinq momies, vêtues de jaune,
Baignent dans l’eau rougie de la fosse :
Résultat du bombardement.
 
 
Petite fille au bras fauché,
Pourquoi jouais-tu ainsi ?...
Tu pouvais être mienne...
 
 
Mon oreille inquiète analyse les sons ;
De nous... des Boches... 77... 120...
À droite... en face... au-dessus... Touché !
 
 
Une belle lueur !...
Les mains aux paupières
Pour se protéger.
 
 
Fleur qui respirait la lumière,
Son œil gît,
La gorge tranchée.
 
 
[...]
 
 
Pansements durcis,
Vêtements flétris,
Visages fermés.
 
 
[...]
 
 
Préparés pour les sarcophages,
De blanc tout emmaillotés :
Ni mains, ni pieds, ni visage.
 
 
[...]
 
 
Je l’ai reçu dans la fesse
Toi dans l’œil
Tu es un héros, moi guère.
 
 
Les blessés sur les brancards
Attendent sagement leur tour
D’entrer dans la cage aux fauves.
 
 
[...]
 
 
Bonne comme ses yeux, douce comme sa voix,
Souple, sûre, sa main me panse ;
Elle pense, je crois.
 
 
[...]
 
 
Ils ont des yeux luisants
De santé, de jeunesse, d’espoir...
Ils ont des yeux de verre.
 
 
[...]
 
 
Mes camarades, mes frères,
Nous aurons beaucoup souffert...
Hélas ! vous vaincrez sans moi.
 
 

in ’La Grande Revue’, 1916

Commentaire (s)
Déposé par PipaRap le 16 octobre 2015 à 08h04

Ici, tout reste a construire.  http://lenitsky.com/contact/   Les personnels de sante ne se trompent pas.

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