Voltaire

Discours en vers sur l’homme


De l’égalité des conditions


 
Tu vois, sage Ariston, d’un œil d’indifférence
La grandeur tyrannique et la fière opulence ;
Tes yeux d’un faux éclat ne sont point abusés.
Ce monde est un grand bal, où des fous déguisés,
Sous les risibles noms d’Éminence et d’Altesse,
Pensent enfler leur être et hausser leur bassesse.
En vain des vanités l’appareil nous surprend :
Les mortels sont égaux ; leur masque est différent.
Nos cinq sens imparfaits, donnés par la nature,
De nos biens, de nos maux sont la seule mesure.
Les rois en ont-ils six ? Et leur âme et leur corps
Sont-ils d’une autre espèce, ont-ils d’autres ressorts ?
C’est du même limon que tous ont pris naissance ;
Dans la même faiblesse ils traînent leur enfance ;
Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort,
Vont tous également des douleurs à la mort.
 
« Eh quoi ! me dira-t-on, quelle erreur est la vôtre ?
N’est-il aucun état plus fortuné qu’un autre ?
Le ciel a-t-il rangé les mortels au niveau ?
La femme d’un commis courbé sur son bureau
Vaut-elle une princesse auprès du trône assise ?
N’est-il pas plus plaisant pour tout homme d’église
D’orner son front tondu d’un chapeau rouge ou vert,
Que d’aller, d’un vil froc obscurément couvert,
Recevoir à genoux, après laude ou mâtine,
De son prieur cloîtré vingt coups de discipline ?
Sous un triple mortier n’est-on pas plus heureux
Qu’un clerc enseveli dans un greffe poudreux ? »
Non : Dieu serait injuste ; et la sage nature
Dans ses dons partagés garde plus de mesure.
Pense-t-on qu’ici-bas son aveugle faveur
Au char de la fortune attache le bonheur ?
Un jeune colonel a souvent l’impudence
De passer en plaisirs un maréchal de France.
« Être heureux comme un roi, » dit le peuple hébété ;
Hélas ! Pour le bonheur que fait la majesté ?
En vain sur ses grandeurs un monarque s’appuie ;
Il gémit quelquefois, et bien souvent s’ennuie.
Son favori sur moi jette à peine un coup d’œil.
Animal composé de bassesse et d’orgueil,
Accablé de dégoûts, en inspirant l’envie,
Tour à tour on t’encense et l’on te calomnie.
Parle : qu’as-tu gagné dans la chambre du roi ?
Un peu plus de flatteurs et d’ennemis que moi.
 
Sur les énormes tours de notre Observatoire,
Un jour, en consultant leur céleste grimoire,
Des enfants d’Uranie un essaim curieux,
D’un tube de cent pieds braqué contre les cieux,
Observait les secrets du monde planétaire.
Un rustre s’écria : « Ces sorciers ont beau faire,
Les astres sont pour nous aussi bien que pour eux. »
On en peut dire autant du secret d’être heureux ;
Le simple, l’ignorant, pourvu d’un instinct sage,
En est tout aussi près au fond de son village,
Que le fat important qui pense le tenir.
Et le triste savant qui croit le définir.
 
On dit qu’avant la boîte apportée à Pandore
Nous étions tous égaux : nous le sommes encore.
Avoir les mêmes droits à la félicité,
C’est pour nous la parfaite et seule égalité.
Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres
Qui creusent ces rochers, qui vont fendre ces hêtres,
Qui détournent ces eaux, qui, la bêche à la main,
Fertilisent la terre en déchirant son sein ?
Ils ne sont point formés sur le brillant modèle
De ces pasteurs galants qu’a chantés Fontenelle :
Ce n’est point Timarette et le tendre Tircis,
De roses couronnés, sous des myrtes assis,
Entrelaçant leurs noms sur l’écorce des chênes,
Vantant avec esprit leurs plaisirs et leurs peines ;
C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux
Soulève un char tremblant dans un fossé bourbeux.
Perrette au point du jour est aux champs la première.
Je les vois, haletants et couverts de poussière,
Braver, dans ces travaux chaque jour répétés,
Et le froid des hivers et le feu des étés.
Ils chantent cependant ; leur voix fausse et rustique
Gaîment de Pellegrin détonne un vieux cantique.
La paix, le doux sommeil, la force, la santé,
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.
Si Colin voit Paris, ce fracas de merveilles,
Sans rien dire à son cœur, assourdit ses oreilles :
Il ne désire point ces plaisirs turbulents ;
Il ne les conçoit pas ; il regrette ses champs ;
Dans ces champs fortunés l’amour même l’appelle ;
Et tandis que Damis, courant de belle en belle,
Sous des lambris dorés et vernis par Martin,
Des intrigues du temps composant son destin,
Dupé par sa maîtresse et haï par sa femme,
Prodigue à vingt beautés ses chansons et sa flamme,
Quitte Églé qui l’aimait pour Chloris qui le fuit,
Et prend pour volupté le scandale et le bruit,
Colin, plus vigoureux, et pourtant plus fidèle,
Revole vers Lisette en la saison nouvelle ;
Il vient, après trois mois de regrets et d’ennui,
Lui présenter des dons aussi simples que lui.
Il n’a point à donner ces riches bagatelles
Qu’Hébert vend à crédit pour tromper tant de belles :
Sans tous ces riens brillants il peut toucher un cœur ;
Il n’en a pas besoin : c’est le fard du bonheur.
 
L’aigle fier et rapide, aux ailes étendues,
Suit l’objet de sa flamme élancé dans les nues ;
Dans l’ombre des vallons le taureau bondissant
Cherche en paix sa génisse, et plaît en mugissant ;
Au retour du printemps la douce Philomèle
Attendrit par ses chants sa compagne fidèle ;
Et du sein des buissons le moucheron léger
Se mêle en bourdonnant aux insectes de l’air.
De son être content, qui d’entre eux s’inquiète
S’il est quelque autre espèce ou plus ou moins parfaite ?
Eh ! Qu’importe à mon sort, à mes plaisirs présents,
Qu’il soit d’autres heureux, qu’il soit des biens plus grands ?
 
« Mais quoi ! Cet indigent, ce mortel famélique,
Cet objet dégoûtant de la pitié publique,
D’un cadavre vivant traînant le reste affreux,
Respirant pour souffrir, est-il un homme heureux ?
Non, sans doute ; et Thamas qu’un esclave détrône,
Ce vizir déposé, ce grand qu’on emprisonne,
Ont-ils des jours sereins quand ils sont dans les fers ?
Tout état a ses maux, tout homme a ses revers.
Moins hardi dans la paix, plus actif dans la guerre,
Charles aurait sous ses lois retenu l’Angleterre ;
Dufresny, moins prodigue, et docile au bon sens,
N’eût point dans la misère avili ses talents.
Tout est égal enfin : la cour a ses fatigues,
L’Église a ses combats, la guerre a ses intrigues :
Le mérite modeste est souvent obscurci ;
Le malheur est partout ; mais le bonheur aussi.
Ce n’est point la grandeur, ce n’est point la bassesse,
Le bien, la pauvreté, l’âge mûr, la jeunesse,
Qui fait ou l’infortune ou la félicité.
 
Jadis le pauvre Irus, honteux, et rebuté,
Contemplant de Crésus l’orgueilleuse opulence,
Murmurait hautement contre la Providence :
« Que d’honneurs ! disait-il, que d’éclat ! que de bien !
Que Crésus est heureux ! il a tout, et moi rien. »
Comme il disait ces mots, une armée en furie
Attaque en son palais le tyran de Carie :
De ses vils courtisans il est abandonné ;
Il fuit, on le poursuit ; il est pris, enchaîné ;
On pille ses trésors, on ravit ses maîtresses.
Il pleure : il aperçoit, au fort de ses détresses,
Irus, le pauvre Irus, qui, parmi tant d’horreurs,
Sans songer aux vaincus, boit avec les vainqueurs.
« Ô Jupiter ! dit-il, ô sort inexorable !
Irus est trop heureux, je suis seul misérable. »
Ils se trompaient tous deux, et nous nous trompons tous.
Ah ! Du destin d’autrui ne soyons point jaloux ;
Gardons-nous de l’éclat qu’un faux dehors imprime.
Tous les cœurs sont cachés ; tout homme est un abîme.
La joie est passagère, et le rire est trompeur.
Hélas ! Où donc chercher, où trouver le bonheur ?
En tous lieux, en tous temps, dans toute la nature,
Nulle part tout entier, partout avec mesure,
Et partout passager, hors dans son seul auteur.
Il est semblable au feu dont la douce chaleur
Dans chaque autre élément en secret s’insinue,
Descend dans les rochers, s’élève dans la nue,
Va rougir le corail dans le sable des mers,
Et vit dans les glaçons qu’ont durci les hivers.
 
Le ciel, en nous formant, mélangea notre vie
De désirs, de dégoûts, de raison, de folie,
De moments de plaisirs et de jours de tourments :
De notre être imparfait voilà les éléments ;
Ils composent tout l’homme, ils forment son essence ;
Et Dieu nous pesa tous dans la même balance.
 

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