Voltaire

Discours en vers sur l’homme


Sur la nature de l’homme


 
« La voix de la vertu préside à tes concerts : 
Elle m’appelle à toi par le charme des vers. 
Ta grande étude est l’homme, et de ce labyrinthe 
Le fil de la raison te fait chercher l’enceinte. 
Montre l’homme à mes yeux : honteux de m’ignorer, 
Dans mon être, dans moi, je cherche à pénétrer, 
Despréaux et Pascal en ont fait la satire ; 
Pope et le grand Leibnitz, moins enclins à médire, 
Semblent dans leurs écrits prendre un sage milieu ; 
Ils descendent à l’homme, ils s’élèvent à Dieu : 
Mais quelle épaisse nuit voile encor la nature ! 
Sois l’Oedipe nouveau de cette énigme obscure. 
Chacun a dit son mot, on a longtemps rêvé ; 
Le vrai sens de l’énigme est-il enfin trouvé ?

« Je sais bien qu’à souper, chez Laïs ou Catulle, 
Cet examen profond passe pour ridicule 
Là, pour tout argument, quelques couplets malins 
Exercent plaisamment nos cerveaux libertins, 
Autre temps, autre étude ; et la raison sévère 
Trouve accès à son tour, et peut ne point déplaire. 
Dans le fond de son cœur on se plaît à rentrer ; 
Nos yeux cherchent le jour, lent à nous éclairer. 
Le grand monde est léger, inappliqué, volage ; 
Sa voix trouble et séduit : est-on seul, on est sage. 
Je veux l’être ; je veux m’élever avec toi 
Des fanges de la terre au trône de son roi. 
Montre-moi, si tu peux, cette chaîne invisible 
Du monde des esprits et du monde sensible ; 
Cet ordre si caché de tant d’êtres divers, 
Que Pope après Platon crut voir dans l’univers. » 
 
Vous me pressez en vain ; cette vaste science, 
Ou passe ma portée, ou me force au silence. 
Mon esprit, resserré sous le compas français, 
N’a point la liberté des Grecs et des Anglais. 
Pope a droit de tout dire, et moi je dois me taire. 
À Bourge un bachelier peut percer ce mystère ; 
Je n’ai point mes degrés, et je ne prétends pas 
Hasarder pour un mot de dangereux combats. 
Écoutez seulement un récit véritable, 
Que peut-être Fourmont prendra pour une fable, 
Et que je lus hier dans un livre chinois 
Qu’un jésuite à Pékin traduisit autrefois. 
 
Un jour quelques souris se disaient l’une à l’autre : 
« Que ce monde est charmant ! quel empire est le nôtre ! 
Ce palais si superbe est élevé pour nous ; 
De toute éternité Dieu nous fit ces grands trous : 
Vois-tu ces gras jambons sous cette voûte obscure ? 
Ils y furent créés des mains de la Nature ; 
Ces montagnes de lard, éternels aliments, 
Sont pour nous en ces lieux jusqu’à la fin des temps. 
Oui, nous sommes, grand Dieu, si l’on en croit nos sages, 
Le chef-d’œuvre, la fin, le but de tes ouvrages. 
Les chats sont dangereux et prompts à nous manger ; 
Mais c’est pour nous instruire et pour nous corriger. » 
 
Plus loin, sur le duvet d’une herbe renaissante, 
Près des bois, près des eaux, une troupe innocente 
De canards nasillants, de dindons rengorgés, 
De gros moutons bêlants, que leur laine a chargés, 
Disait : « Tout est à nous, bois, prés, étangs, montagnes ; 
Le ciel pour nos besoins fait verdir les campagnes.  »
L’âne passait auprès, et, se mirant dans l’eau, 
Il rendait grâce au ciel en se trouvant si beau : 
« Pour les ânes, dit-il, le ciel a fait la terre ; 
L’homme est né mon esclave, il me panse, il me ferre, 
Il m’étrille, il me lave, il prévient mes désirs, 
Il bâtit mon sérail, il conduit mes plaisirs ; 
Respectueux témoin de ma noble tendresse, 
Ministre de ma joie, il m’amène une ânesse ; 
Et je ris quand je vois cet esclave orgueilleux 
Envier l’heureux don que j’ai reçu des cieux. »
 
L’homme vint, et cria : « Je suis puissant et sage ; 
Cieux, terres, éléments, tout est pour mon usage : 
L’océan fut formé pour porter mes vaisseaux ; 
Les vents sont mes courriers, les astres mes flambeaux. 
Ce globe qui des nuits blanchit les sombres voiles 
Croît, décroît, fuit, revient, et préside aux étoiles : 
Moi, je préside à tout ; mon esprit éclairé 
Dans les bornes du monde eût été trop serré ;
Mais enfin, de ce monde et l’oracle et le maître, 
Je ne suis point encor ce que je devrais être. » 
Quelques anges alors, qui là-haut dans les cieux 
Règlent ces mouvements imparfaits à nos yeux, 
En faisant tournoyer ces immenses planètes, 
Disaient : « Pour nos plaisirs sans doute elles sont faites. » 
Puis de là sur la terre ils jetaient un coup d’œil 
Ils se moquaient de l’homme et de son sot orgueil. 
Le Tien les entendit ; il voulut que sur l’heure 
On les fît assembler dans sa haute demeure, 
Ange, homme, quadrupède, et ces êtres divers 
Dont chacun forme un monde en ce vaste univers. 
« Ouvrages de mes mains, enfants du même père, 
Qui portez, leur dit-il, mon divin caractère, 
Vous êtes nés pour moi, rien ne fut fait pour vous 
Je suis le centre unique où vous répondez tous. 
Des destins et des temps connaissez le seul maître. 
Rien n’est grand ni petit ; tout est ce qu’il doit être. 
D’un parfait assemblage instruments imparfaits, 
Dans votre rang placés demeurez satisfaits. » 
L’homme ne le fut point. Cette indocile espèce 
Sera-t-elle occupée à murmurer sans cesse ? 
Un vieux lettré chinois, qui toujours sur les bancs 
Combattit la raison par de beaux arguments, 
Plein de Confucius, et sa logique en tête, 
Distinguant, concluant, présenta sa requête. 
 
« Pourquoi suis-je en un point resserré par le temps ? 
Mes jours devraient aller par delà vingt mille ans ; 
Ma taille pour le moins dut avoir cent coudées ; 
D’où vient que je ne puis, plus prompt que mes idées, 
Voyager dans la lune, et réformer son cours ? 
Pourquoi faut-il dormir un grand tiers de mes jours ? 
Pourquoi ne puis-je, au gré de ma pudique flamme, 
Faire au moins en trois mois cent enfants à ma femme ? 
Pourquoi fus-je en un jour si las de ses attraits ? 
 
— Tes pourquoi, dit le dieu, ne finiraient jamais : 
Bientôt tes questions vont être décidées : 
Va chercher ta réponse au pays des idées : 
Pars. » Un ange aussitôt l’emporte dans les airs, 
Au sein du vide immense où se meut l’univers, 
À travers cent soleils entourés de planètes, 
De lunes et d’anneaux, et de longues comètes. 
Il entre dans un globe où d’immortelles mains 
Du roi de la nature ont tracé les desseins, 
Où l’œil peut contempler les images visibles 
Et des mondes réels et des mondes possibles. 
 
Mon vieux lettré chercha, d’espérance animé, 
Un monde fait pour lui, tel qu’il l’aurait formé. 
Il cherchait vainement : l’ange lui fait connaître 
Que rien de ce qu’il veut en effet ne peut être ; 
Que si l’homme eût été tel qu’on feint les géants, 
Faisant la guerre au ciel, ou plutôt au bon sens, 
S’il eût à vingt mille ans étendu sa carrière, 
Ce petit amas d’eau, de sable, et de poussière, 
N’eût jamais pu suffire à nourrir dans son sein 
Ces énormes enfants d’un autre genre humain. 
Le Chinois argumente : on le force à conclure 
Que dans tout l’univers chaque être a sa mesure ; 
Que l’homme n’est point fait pour ces vastes désirs ; 
Que sa vie est bornée ainsi que ses plaisirs ;
Que le travail, les maux, la mort sont nécessaires ; 
Et que, sans fatiguer par de lâches prières 
La volonté d’un Dieu qui ne saurait changer, 
On doit subir la loi qu’on ne peut corriger, 
Voir la mort d’un œil ferme et d’une âme soumise. 
Le lettré convaincu, non sans quelque surprise, 
S’en retourne ici-bas ayant tout approuvé ; 
Mais il y murmura quand il fut arrivé : 
Convertir un docteur est une œuvre impossible. 
 
Matthieu Garo chez nous eut l’esprit plus flexible ; 
Il loua Dieu de tout ! Peut-être qu’autrefois 
De longs ruisseaux de lait serpentaient dans nos bois ;
La lune était plus grande, et la nuit moins obscure ; 
L’hiver se couronnait de fleurs et de verdure ; 
L’homme, ce roi du monde, et roi très fainéant, 
Se contemplait à l’aise, admirait son néant, 
Et, formé pour agir, se plaisait à rien faire.
Mais pour nous, fléchissons sous un sort tout contraire. 
Contentons-nous des biens qui nous sont destinés, 
Passagers comme nous, et comme nous bornés. 
Sans rechercher en vain ce que peut notre maître, 
Ce que fut notre monde, et ce qu’il devrait être, 
Observons ce qu’il est, et recueillons le fruit 
Des trésors qu’il renferme et des biens qu’il produit. 
Si du Dieu qui nous fit l’éternelle puissance 
Eût à deux jours au plus borné notre existence, 
Il nous aurait fait grâce ; il faudrait consumer 
Ces deux jours de la vie à lui plaire, à l’aimer. 
Le temps est assez long pour quiconque en profite ; 
Qui travaille et qui pense en étend la limite. 
On peut vivre beaucoup sans végéter longtemps ; 
Et je vais te prouver par mes raisonnements... 
Mais malheur à l’auteur qui veut toujours instruire ! 
Le secret d’ennuyer est celui de tout dire.
 
C’est ainsi que ma muse avec simplicité 
Sur des tons différents chantait la vérité, 
Lorsque, de la nature éclaircissant les voiles, 
Nos Français à Quito cherchaient d’autres étoiles ; 
Que Clairaut, Maupertuis, entourés de glaçons, 
D’un secteur à lunette étonnaient les Lapons, 
Tandis que, d’une main stérilement vantée, 
Le hardi Vaucanson, rival de Prométhée, 
Semblait, de la nature imitant les ressorts, 
Prendre le feu des cieux pour animer les corps. 
 
Pour moi, loin des cités, sur les bords du Permesse 
Je suivais la nature, et cherchais la sagesse ; 
Et des bords de la sphère où s’emporta Milton, 
Et de ceux de l’abîme où pénétra Newton, 
Je les voyais franchir leur carrière infinie ; 
Amant de tous les arts et de tout grand génie, 
Implacable ennemi du calomniateur, 
Du fanatique absurde, et du vil délateur ; 
Ami sans artifice, auteur sans jalousie ; 
Adorateur d’un Dieu, mais sans hypocrisie ; 
Dans un corps languissant, de cent maux attaqué, 
Gardant un esprit libre, à l’étude appliqué,
Et sachant qu’ici-bas la félicité pure 
Ne fut jamais permise à l’humaine nature.
 

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