Charles Cros


La Chanson de la plus belle femme


 

Je suis la plus belle des femmes qui ont existé avant moi, de celles qui vivent maintenant et de celles qui naîtront après.

 

Je joue merveilleusement des instruments de musique. Ma voix a des profondeurs marines et des élévations célestes. Les paroles que je prononce n’ont jamais été encore entendues.

Les accords parce que les cordes sont frôlées par mes doigts blancs, les chansons parce qu’elles sortent de ma bouche éblouissante, les paroles parce que mes regards tout-puissants planent sur elles, sont des paroles, des chansons et des accords éternels.

 

Je suis la plus belle des femmes, et ma plus grande joie est d’être vue, d’être aimée, surtout de celui qui m’a prise, mais aussi de ceux qui sont au-dessous de lui.

 

Toutes les fourrures prises aux bêtes sauvages les plus rares, tout ce que les hommes fabriquent d’étoffes de lin fin, de soie, tout cela m’est apporté, je m’étends dessus et mon beau corps blanc frissonne en ces moelleuses richesses aux fines odeurs.

 

Aux hommes forts, à celui qui a vaincu tant d’autres hommes pour me posséder, les dures fatigues de la chasse et de la guerre ;

Moi, je me plais dans les jardins soignés, dans les petites salles parfumées, tendues d’étoffes belles et douces, semées de coussins.

Je suis belle et forte, mais je suis femme, et je me plais dans les soins qu’aiment aussi les hommes faibles et malades.

Les tièdes intérieurs, remplis de fleurs étincelantes.

Les palanquins pour voyager, ou bien encore les épaules des servantes pour m’appuyer lorsque je vais nonchalamment traîner les plis de ma robe dans les jardins soignés.

 

Je suis belle et forte, j’enfante sans souffrir et ma forme reste pure et lisse. C’est pour moi une calme et lente volupté de tenir mon enfant rose dans mes bras et de sentir sa petite bouche téter le bout de mon sein solide, pendant que ses yeux rient et semblent répondre à mon sourire. C’est une volupté calme et lente qui vaut la volupté tumultueuse ressentie sous les caresses de l’amant.

Je sens mon sang monter à ma poitrine et devenir le lait tiède dont se nourrit et grandit mon enfant rose.

Deux de mes doigts blancs pressent le bout de mon sein solide afin qu’il ressorte et que mon enfant puisse, tout en me tétant, me regarder de ses yeux riants et répondre ainsi à mon sourire de ravissement.

Je suis ravie en sentant ma propre substance passer en lui ; je sens mon sang monter à ma poitrine et devenir le lait tiède qui servira à former le corps rose et excellent à baiser de mon enfant.

Je suis belle et forte ; j’ai enfanté sans douleur et ma forme est restée pure et lisse.

Mon amant trouve plus attirants mes seins solides depuis qu’ils ont nourri mon enfant rose ; je ne suis plus, dit-il, la fleur en bouton aux odeurs de verdure, mais désormais la fleur épanouie aux odeurs ambrées et capiteuses.

Mon enfant est assez grand pour jouer parmi les servantes et leur causer de naïves terreurs par ses audaces prophétiques.

Je suis belle et forte, j’ai enfanté sans douleur un fils audacieux et je suis devenue plus attirante pour mon amant, à cause de ma forme opulente et lisse.

 

Je suis la plus belle des femmes et quand j’ai paru aux yeux des hommes, tous ont voulu m’avoir.

Ainsi de grandes discordes et de grands désastres. J’ai parfois pleuré au nom de ceux qui étaient tombés pour moi, car il y avait parmi eux de fiers regards et de hautes âmes que j’aurais bien aimés.

Et pourtant j’ai été heureuse quand le plus beau de tous, celui qui avait le regard le plus puissant, puisqu’il était le dernier vainqueur, est venu me demander mon âme et mon corps.

Je lui ai donné mon âme et mon corps, heureuse que le sort me l’ait choisi en ces combats où tant d’autres sont tombés, entre lesquels j’aurais peut-être hésité.

 

Quand je m’abandonne sur les coussins, courbant mes bras au-dessus de ma tête, l’attirance de mes clairs regards, de mes seins solides, de mes flancs neigeux, de mes lourdes hanches est toute-puissante.

C’est pour cela que tant d’hommes ont été ravis, que tant d’hommes se sont tués.

Et celui qui m’a prise est tout entier possédé par l’attirance de mes yeux clairs qui reluiront en des poèmes éternels, est subjugué par l’abandon de mes seins solides, de mes flancs neigeux et de mes lourdes hanches. Il sent, en ces formes que je lui livre, le charme du beau absolu et la volonté créatrice qui fait de mon corps la source des plus nobles races futures.


Le Collier de griffes, 1908

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